C'est triste à dire, mais Kervern et Delépine, révélés avec Aaltra et Avida, se transforment peu à peu en gros trolls velus, avides de moquerie facile et de buzz gratuit. On est sur la pente descendante depuis Louise-Michel, dernière vraie grande réussite du duo qui, depuis, préfère enchaîner les contre-emplois de stars dans des productions qui ont une légère tendance à abuser de leur côté fauché, faisant passer pour anar, contestataire et socialement désespérée une filmographie en vérité bien plus conformiste qu'elle ne le prétend. Aujourd'hui, voir un film de K&D, c'est en soi une preuve d'élévation sociale et intellectuelle qui se suffit à elle-même, anéantissant toute possibilité d'argumentation, tuant dans l’œuf tout débat : car enfin, il a été prouvé que les films de ces types-là sont géniaux. La critique elle-même part un peu en sucette depuis ledit Louise-Michel, qualifié partout d'hilarant et de léger alors qu'il fonctionne sur un mode de critique sociale ouvertement nihiliste, terrifiant, dans sa façon qu'il a de mettre en scène ses gags et ses personnages. Qu'on soit d'accord, ce sont de bons cinéastes. Depuis leurs débuts, les transfuges de Groland font des films tristes, infiniment sombres, qui font sourire par le malaise, par l'accentuation, crue et impudique, de ce qui finit par apparaître comme la laideur de la vie. Les personnages sont bêtes, la mise en scène est froide, les dialogues sont ternes. Les acteurs illustrent physiquement et mentalement la décadence d'une société capitaliste, et plus particulièrement française, confite dans l'obsession du paraître, l'artificialité des rapports sociaux, une société déshumanisée dont les individus souffrent d'une incapacité absolue à communiquer.

Cet humour jaune, affreux, sordide, d'une totale originalité il y a dix ou même cinq ans, poussait au respect, d'abord parce que c'était nouveau, ensuite, tout de même, parce que le duo s'astreignait à une vraie grammaire cinématographique, rêche mais inventive, où la drôlerie du gag se mariait à tout instant avec un sinistre de situation angoissant, et dont découlait une critique sociale très fine. Dernier exemple en date, dernière vraie grande scène en fait, celle du repas de famille dans Le Grand Soir, véritable dialogue de sourds ou chacun parlait en même temps dans un brouhaha total, au désespoir d'être enfin compris, sans réaliser qu'il faut écouter pour l'être à son tour. Ça se passait à La Pataterie, dans un centre commercial : difficile d'être plus clair. Dans une certaine mesure aussi, la difformité physique a toujours fait partie du discours de K&D, qui utilisent l'aspect de leurs acteurs pour faire encore plus plonger l'atmosphère de leurs films dans une franchouillardise désespérée, où il faut pouvoir lire la tristesse dans l'apparence même des personnages : grosses bedaines, rides apparentes, strabismes et tics de langage qui disent à eux seuls la solitude, cette "hilarante détresse" du Français moyen qui d'ailleurs, tenez, pourrait être n'importe qui, votre boulanger, votre épicier, ou même votre père - pourquoi pas ?. Michel Houellebecq est donc parfait client, son physique triste, usé, sa voix à peine articulée, sa diction fragile gâchée par cet appendice cancérigène qu'il tient constamment au coin des lèvres, la clope, cet outil d'auto-destruction qui, étonnamment, n'avait encore jamais vraiment tenu une place de choix dans la filmographie des deux cinéastes. Et puis, Houellebecq essaie de mourir, après avoir assisté à la scène de ménage de trop chez lui, avec ses deux enfants et sa femme dont, évidemment, on ne montre pas les visages, mais, qui, évidemment aussi, revenaient juste de faire les courses. Outre le léger manque de finesse du truc, un truc chiffonne : Houellebecq, sans rire ? La coqueluche de la critique bobo ? Le double Goncourisé ? Le gars qui vient de tourner un film financé par Arte ? Y avait pas plus consensuel, comme choix ?

Et voilà tout. Pendant une heure trente, K&D filment Houellebecq en train de ne rien faire, de parler tout seul, de marcher tout seul, d'essayer de se suicider tout seul. Le cadre, Aix-en-Provence et la Sainte Victoire, n'a jamais été aussi mal mis en scène, on a l'impression que tout a été filmé au téléphone portable (et pas dernier cri). Alors bien sûr, il y a l'éternelle excuse d'accepter un dispositif artistique jusqu'au-boutiste, mais cette fois-ci les deux ex-génies n'échapperont pas aux accusations de fainéantise. Même armé de la meilleure foi du monde, il est difficile de se satisfaire de ce produit trop grolandais, épuré à l'extrême, dont le propos, certes intéressant, est illustré avec toujours plus de nonchalance et de négligence, s'imaginant qu'ils se suffit à lui-même pour être valable. Dans La Possibilité d'une île (le livre, pas le film), Houellebecq s'attardait sur l'inégalité qu'il existe entre les personnes par rapport à l'accès au sexe et à l'amour, et imaginait ce que pouvait devenir un homme qu'on priverait soudain du plaisir charnel. Cette réflexion dérangeante, on la retrouve dans Near Death Experience, à travers le corps squelettique, dégingandé d'un quinqua qui avoue, désormais, n'avoir connu que peu de femmes et aussi avoir toujours pleuré après l'acte. Ce personnage, qui, passée la cinquantaine, se définit lui-même comme obsolète, entre en parfaite résonance avec les thèmes développés par l'auteur dans son œuvre, et il faut dire qu'en bien des points le cinéma de Kervern et Delépine s'est toujours accordé avec la pensée houellebecquienne. Mais il y a un gros souci à choisir, toujours, l'épure et l'approximation les plus extrêmes pour illustrer les sujets les plus douloureux, sans plus prendre garde à faire du cinéma, comme si au fond, en tant que Français, on n'était plus bons qu'à se rouler, encore et encore, dans la même fange de tristesse, où l'on serait définitivement autorisés (encouragés ?) à confondre anarchisme politique et désespoir intime, au point de ne même plus prendre la peine de faire la différence entre l'un et l'autre et se contenter d'une étiquette de supermarché : "ceci est un produit du terroir". On recommandera en revanche son "Enlèvement", réalisé par un Nicloux en grande forme.
boulingrin87
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le 16 sept. 2014

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Seb C.

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