Comment écrire un film cohérent avec des personnages fugaces, des lieux transitoires, une mise à distance du temps narratif, le refus du pathos et de l’action, tout en maintenant le spectateur intrigué, séduit, fasciné ? Et bien Chloé Zhao en a trouvé le moyen, et magistralement.
Au milieu d’un pays exsangue et sans pitié pour les plus démunis dont la morale capitaliste pourrait être « marche ou crève », des êtres fantomatiques, hères anonymes, libres tant matériellement qu’humainement (eux qui troquent sans cesse leurs objets personnels, ou même les donnent, et refusent tout types d’attaches émotionnelles de peur de les perdre et par conséquent de souffrir à nouveau), errant de parkings géants en campings, de station-service en refuges précaires, de routes désertes en paysages magnifiques et austères, survivant comme ils peuvent de petits boulots en petits boulots, entre toilettes à récurer et fast-food à dégraisser, se nourrissant de boîtes de conserves réchauffées, déféquant dans des bacs en plastique et tremblant dans le silence de nuits froides et solitaires, ces êtres ont choisi de ne pas céder, de poursuivre ce combat absurde, cette lutte perdue d’avance de la vie où, depuis que le drame a fait écrouler leur sécurité, plus rien ne leur sera désormais gracieusement concédé.
Avec une Frances McDormand exceptionnelle, à la beauté sobre et naturelle de ce cactus épineux et fragile qui ne se laisse pas approcher, de touchants et convaincants personnages secondaires vraisemblablement non-professionnels (comme dans The Rider) mais vrais « nomades » malgré eux, une photo très soignée et des lieux remarquablement choisis, un portrait fidèle et réaliste de laissés-pour-compte, un témoignage direct de son temps, un récit fragmenté épousant la liberté de ses personnages, Chloé Zhao frappe fort, très fort.
Le meilleur film de ce début d’année 2021, et qui sera sûrement l’un des meilleurs de l’année.