Assez schizophrène ce Nomadland, un peu à mi-chemin entre le maniérisme et le viscéral, le documentaire et le conte... Le synopsis du film se prête plutôt logiquement à une approche assez contemplative du grand Ouest américain sillonné par Fern, et beaucoup de plans joliment composés sur ces paysages, presque écrasants par leur ampleur, baignant dans une lumière pastel douce et mélancolique, sont mis en avant pour la promo du film, qui est en effet traversé par quelques élans lyriques : la musique, minimaliste, qui brille surtout par son absence (les rares fois où elle apparaît elle gâche presque le moment), des plans steadycams très malickiens, des déclamations de poésie assez maniéristes...
Tout ça est symptomatique d'une esthétisation de la précarité des personnages assez irritante, et par moments le film patauge tellement dans cette atmosphère mélancolico-contemplative qu'on a l'impression dérangeante que la réalisatrice verse dans une idéalisation assez bizarre de la vie de ces vagabonds, pourtant dans une situation de détresse sociale et souvent émotionnelle plutôt grave.
Cette ambiance un peu hypnotique maniérée donne au film un rythme flottant, pas forcément désagréable mais gênant en ce qu'il amène à un montage un peu clipesque, et on a souvent l'impression de juste accéder à des petits moments d'existence plutôt que de vraiment partager l'intimité des personnages : on débarque souvent en plein milieu d'une conversation, ou on n'en voit pas la fin ; on ne saisit la vie que par bribes et donc de manière un peu superficielle. Souvent je me suis trouvé frustré de voir la réalisatrice couper une discussion entre Fern et Linda pour aller filmer des cactus, oui je dis pas c'est joli un beau cactus devant un soleil couchant, mais c'est pas ce que je suis venu voir.
Heureusement le film parvient à contrebalancer ces excès esthétisant par des partis-pris plus organiques, viscéraux. Les acteurs y sont pour beaucoup, leur interprétation étant parfaite : la plupart du temps parce qu'ils jouent en fait leurs propre rôle, ce qui se ressent vraiment. Le film nous montre des vrais corps, des vrais gueules, des vrais voix, des vrais accents, des vrais témoignages de vie : des tatouages de l'employée Amazon à la voix fatiguée du pianiste de blues en passant par les rots nauséeux de Swankie et le regard un peu absent de Derek, ces gens nous sont montrés sans maniérisme, on ne ressent pour le coup aucun artifice et c'est très rafraîchissant.
C'est dans ces moments recentrés sur les corps, que le film brille clairement le plus : et le témoignage du vieux caravanier sur son fils suicidé est ici infiniment plus émouvant et poétique que le sonnet déclamé par Frances McDormand plus tôt. On en viendrait presque à penser, au moins pendant la première partie du film, que Fern n'est qu'une coquille vide, simple prétexte à nous balader d'une rencontre à l'autre ; mais bien vite on réalise que ces rencontres se révèle autant qu'elle révèle le personnage, lui aussi passionnant.
Complexe et profondément touchante, Fern, sorte de Rosetta moderne, refuse la charité, et même quand elle est contrainte d'emprunter à sa sœur il lui faut bien répéter qu'elle remboursera tout. En fait elle le dit elle-même clairement : elle ne demande qu'à travailler. Cette force de caractère, poussée à son paroxysme, devient une névrose, un autisme social : là-dessus je me sens obligé de saluer l'incarnation de McDormand, qui parvient avec une grande justesse à retranscrire la complexité du personnage, capable d'apparaître renfermée et déterminée, mais, l'instant suivant, gauche et insouciante par ses mimiques enfantines, sa démarche un peu raide.
Finalement, et même si par moment l'esthétisation de ce mode de vie nomade dont je parlais plus tôt tend à le faire oublier, le van censé libérer Fern devient une prison, sociale et psychologique, de laquelle elle ne peut se tirer : elle est enchaînée par la précarité de sa situation, dans laquelle le moindre pneu crevé l'immobilise dangereusement, dans laquelle elle est contrainte d'enchaîner avec incertitude les petits boulots à temps partiel, autant que par son incapacité à faire le deuil de son mari, qui la pousse à l'isolement.
Comme son alliance sur laquelle une campeuse lui fait une remarque, l'histoire de Fern est une révolution, un tour sur soi-même : durant la petite année sur laquelle on la suit, seule, elle aura rencontré des gens, mais par peur peut-être, les aura fui, et les rencontrera sûrement à nouveau sur la route. Par moment, elle a l'air incapable de discerner la pitié de l'empathie, la charité de l'entraide, le mépris de l'amour ; et dès qu'elle s'attache un peu, elle doit reprendre la route.