Numéro Zéro
7.5
Numéro Zéro

Documentaire de Jean Eustache (1971)

« Je pense aux gestes oubliés, aux multiples gestes et propos de nos ancêtres, tombés peu à peu en désuétude, dans l’oubli, tombés un à un de l’arbre du temps. J’ai trouvé ce soir une bougie sur une table, et pour m’amuser je l’ai allumée et j’ai fait quelques pas avec elle dans le couloir. Elle allait s’éteindre quand je vis ma main gauche se lever d’elle-même, se replier en creux, protéger la flamme par un écran vivant qui éloignait les courants d’air. Tandis que la flamme se redressait, forte de nouveau, je pensai que ce geste avait été notre geste à tous (je pensai tous et je pensai bien, ou je sentis bien) pendant des milliers d’années, durant l’Âge du Feu, jusqu’à ce qu’on nous l’ait changé par l’électricité. J’imaginai d’autres gestes, celui des femmes relevant le bas de leurs jupes, celui des hommes cherchant le pommeau de leur épée. Comme les mots disparus de notre enfance, entendus pour la dernière fois dans la bouche des vieux parents qui nous quittaient l’un après l’autre. Chez moi personne ne dit plus « la commode en camphrier », personne ne parle plus des « trépieds ». Comme les airs de l’époque, les valses des années vingt, les polkas qui attendrissaient nos grands-parents.»
— Julio Cortázar, Rayuela (Marelle), 1963


Je n’ai pas été surpris de voir qu’une version tronquée / mutilée du film d’Eustache avait été dans un programme-double sur les grands-mères avec Dis-moi de Chantal Akerman. Quel sujet magnifique, les grands-mères, ces grands-mères qui avec leur façon de parler si particulière, évoquent ce passé si lointain pour nous, encore davantage maintenant, ce passé dont elles semblent détenir les clefs comme celles d’une géante énigme dans la grande Histoire. Ainsi, Jean Eustache reboote son cinéma (le titre) en filmant, en temps réel, sa grand-mère maternelle, pendant presque deux heures.


Une femme âgée assise à une table est un film historique faisant revivre une famille et un pays, par la parole, par le simple fait de parler. On repense à ces mots d’Alexandre dans La Maman et la Putain: « Peut-être, quelqu’un de très vieux, l’ancêtre, se souviendrait encore, et expliquera aux jeunes qu’il y avait des cinémas, que c’étaient des images qui bougeaient, qui parlaient, et les jeunes ne comprendront pas. » Les ancêtres se souviennent de choses qu’on ne comprend plus vraiment, c’est pour ça qu’il faut les filmer tant qu’il est encore temps, pour ne pas qu’ils emportent leur(s) histoire(s), leur mémoire avec eux, comme mon grand-père l’a fait, par exemple. Surtout qu’on aime se faire raconter des histoires, et ce qui peut être banal pour une personne peut être fascinant pour une autre. Certains vivront comme une torture ces deux heures avec mamie Eustache. Et pourtant, elle offre tant à travers ses mots et ses gestes. D’ailleurs ces gestes, parlons-en, comme celui de caresser la nappe comme si elle poussait des miettes vers le sol, ce geste répété encore et encore que j’ai vu faire ma grand-mère, ou ma vieille voisine quand petit, j’allais la voir, que je m’asseyais à la lourde table de la vieille cuisine, sans trop savoir quoi dire, en me disant que cette cuisine sentait bizarre, pas comme chez maman et papa où tout est plus neuf.


Et il y a l’oralité, les expressions, les "mots disparus": « malheureux comme les pierres », « les commissions », « la goule », parler de telle ou telle personne comme « le pauvre » ou « la pauvre » (ici, surtout son père et sa mère)… ces formules comme « ça fait passer le temps », où on sent que la vie n’est plus animée comme avant (l’a-t-elle vraiment été?), elle fait passer le temps, Odette Robert, demandant juste quelques années de plus pour voir son petit-fils Boris grandir.


Au détour d’une histoire, ça m’a rappelé aussi quand enfant, je jouais au croquet, joue-t-on encore au croquet aujourd’hui?


Dans la façon de délivrer un récit, il y a aussi la personnalité de la personne qui s’offre, et Odette Robert, elle s’offre à la lumière )« Ça va la lumière? Je me suis bien tenue, monsieur Théau? » demande-t-elle à la fin), mais elle offre avec elle toutes les grands-mères, toutes celles qui ont vécu cette vie difficile où on se mariait à peine sorties de l’adolescence, où les les jeunes mourraient de maladie ou à la guerre, où les maris trompaient et tout le village le savait, où on coupait aux ciseaux les beaux cheveux de la jeune maitresse du mari pour les lui mettre dans son assiette, où on supportait une belle-mère acariâtre, parce qu’elle voulait le père, mais pas les enfants qui allaient avec… Tout ce récit si triste, cette vie dont on n’aurait pas voulu, est relaté sans pathos, avec résilience, comme si l’existence n’était qu’un moment à passer, je repensais à Céline aussi: « Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste. Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. (…) Alors ce sera fini et je serai bien content. »


Mais pour revenir à Cortázar : « Vanité de croire que nous comprenons les œuvres du temps : il enterre ses morts et garde les clés. » Face aux choses qu’elle dit, Eustache n’avait pas d’autre chose à faire que de la filmer, la rendant éternelle, et une partie de lui avec. C’est un bon début, car il s’agit aussi de ça, ce n’est pas seulement la vie d’une grand-mère que l'on voit défiler, mais un petit-fils qui se cherche, qui est en quête de quelque chose sans trop savoir quoi exactement, quel clef il tente de conserver, mais il sait qu'il doit chercher, alors il filme, alors il enregistre, et il comprendra peut-être après. Il y a toujours quelque chose de Proustien chez Eustache.


Force, enfin, est de constater et confirmer combien filmer sur pellicule était une sacrée belle contrainte. Mention à Eustache qui se trompe, prêt à utiliser le clap et l’opérateur de dire: « Mais qu’est-ce tu fous je t'ai rien demandé! ». C’était drôle.

Templar
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le 8 janv. 2021

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