Jim Jarmusch est un cinéaste à la filmographie atypique, qui m’a longtemps plus ou moins indifféré (bien que j’entrevoyais ci et là de belles réussites) avant de me fasciner aujourd’hui. Il me fascine car je ne raffole pas de sa période souvent la plus aimée, couvrant 20 ans entre Down by law et Broken flowers. Je trouve ça parfois bien mais globalement ça m’ennuie. En fait, de Jarmusch aujourd’hui, je garde vraiment ses deux premiers films et ses deux derniers. Et je vais même jusqu’à penser que ses deux chefs d’œuvre sont aux extrémités de sa filmographie, à savoir Permanent vacation et Only lovers left alive. J’ai la sensation de ressentir ses obsessions dans ces deux (voire quatre) films-là. J’aime la tentative, j’aime leur humilité, leur simplicité. La verve mélancolique et hypnotique qui habitait ses deux premiers magnifiques essais semble avoir été retrouvée dès The limits of control et confirmée ici.

C’est la première fois, j’ai l’impression, que le mythe du vampire est traité de cette manière, au cinéma. Habité par une tristesse infinie provoquée par la solitude et cette fascination pour le suicide. Le vampire va jusqu’à se procurer une balle de revolver en bois massif. Le film est très fort sur ce qu’il évoque de la peur, de la transformation des époques, de l’idolâtrie qui les traverse. Je trouve cela plutôt osé de le traiter sous cet angle, réactionnaire d’apparence. Pourtant, la question se doit d’être posée car si l’être humain est sans cesse traversé par la nostalgie d’une époque révolue de quelques dizaines d’années, qu’en est-il du vampire qui en traverse des centaines ?

Adam est un passionné de musique. Dans un film de Jim Jarmusch, ce n’est pas nouveau. Il collectionne les plus grands vinyles et les plus célèbres guitares. Adam a composé l’adagio du quintette en ut de Schubert. Il a aussi probablement joué un rôle dans la musique contemporaine. Sa demeure n’est qu’un studio d’enregistrement. Il fait aussi sa propre musique mais se la garde pour soi pour ne pas attirer la notoriété, surtout aujourd’hui, dans cette période d’ouverture artistique absolue, où l’on peut guetter et s’emparer des œuvres sans que l’on s’y attende, être téléchargé sans vendre. Sublime séquence dans ce bar dansant où il y effectue une sortie avec les deux frangines et est abasourdi d’entendre un groupe reprendre l’un de ses morceaux. Le film avait d’ailleurs démarré dans l’obscurité totale, le ciel étoilé, puis sur un tourne-disque. Les étoiles s’y fondaient. Un procédé de vertige qui disait mille ans, l’éternité.

Only lovers left alive se déroule dans deux lieux bien distincts et définis, deux villes quasi antipodiques sur le globe, Détroit et Tanger. Deux villes fantômes. Traversées par la crise qui semble s’y être abattue plus ici qu’ailleurs. D’une obscurité désolée d’un côté à une lumière sans vie de l’autre. Nouveaux berceaux/tombeaux d’Adam et Eve, vampires du nom, dont les âmes se répondent spirituellement depuis des siècles. Deux amants modernes qui n’ont plus besoin de vivre ensemble pour s’aimer. Il ne faut pas longtemps à Eve pour comprendre qu’elle doit sauver Adam de l’impasse et sauter dans le premier vol de nuit pour Détroit, ville inqualifiable, aussi bien moyenâgeuse que post apocalyptique.

La retrouvaille à Détroit les engloutit plus qu’elle ne crée de rebond. Cette déliquescence dangereuse est bientôt accentuée par l’arrivée d’Ava, la petite sœur d’Eve, en manque de sang O négatif. Il faudra attendre Tanger pour que leur résurrection émerge de merveilles, de surprises, bien plus pures que cet amanite phalloïde qui prenait vie entre des câbles à Détroit. C’est d’abord une voix orientale talentueuse qui émeut et transporte Adam, le misanthrope invétéré. Puis un superbe luth que lui offre Eve, pour le consoler d’avoir abandonné ses plus belles guitares. Pour finir sur une dernière vision de bonheur, alors qu’ils étaient résolus à s’en remettre, quasi épuisés, au lever du jour. Devant eux se dresse alors un couple d’amoureux, si magnifique, qu’ils vont ironiquement le dévorer.

La beauté ironique de cette fin provient d’une peur globalisée de l’être humain pendant tout le film, où il est sans cesse réduit, du haut d’un dandysme rock’n’roll savoureux, à l’appellation Zombie. Ils n’apparaissent jamais vraiment offensifs (ce sont même souvent de très beaux ou bons personnages comme Ian, Bilal ou Yasmine) mais leur caractère diurne et régressif ne permet de toute façon pas de cohabitation avec les vampires, sans compter que c’est de leur sang que ces derniers aiment mais s’interdisent de se nourrir. Adam et Eve, figures vampiriques post-moderne, se bornent exclusivement au sang des hôpitaux (la fameuse merveille, pure) qu’ils dégustent dans de magnifiques verres à pied ou sur bâtonnet glacé.

Si le cinéma fascine à traduire obsessions et névroses d’un auteur, il me semble que Jarmusch en est l’un de ses plus dignes représentants, tant ses personnages sont des dandys cyniques coincés dans une temporalité disloquée, immortelle, immobile. La vision rationaliste d’Eve et d’Adam, respectueuse des coutumes et des rites humains qu’ils se condamnent à s’approprier les oppose à Ava, consommatrice sans vergogne, qui écume les bars accompagnée de sa flasque sanguine. Ava est l’argument politique, la représentation d’une époque capitaliste, arriviste et consumériste. Le cinéaste, 60 ans, est en quête de sa grâce. De la perfection simple. D’un monde idéal où le dandy serait au-dessus du monde.

Jim Jarmusch a donc fait un film de vampire qui n’en est pas un ou disons plutôt qu’il n’a jamais fait que des films de vampires. Ses vampires à lui, qu’ils soient gangster ou samouraï, célibataire endurci ou amants éternels sont systématiquement englouti par le monde, dans la marginalité de leur solitude. Only lovers left alive peut être vu comme une version encore plus dépressive du déjà dépressif Mystery train. Un comique dépressif. Une mélancolie de chaque plan rythmée et hantée par l’ironie. Les films de Jarmusch ont toujours forcé cet état dépressif pour atteindre la jubilation. Et cela bien qu’ils soient en apparence des sommets de désenchantement. C’est la musique, régulièrement, qui exercera ce lien paradoxal. Only lovers left alive est un sublime Jarmusch qu’on n’attendait plus.
JanosValuska
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le 1 avr. 2014

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