Critique écrite après deux visionnages au cinéma. Spoilers garantis.


Parasite est une oeuvre absolument fascinante sur le mouvement et la circulation dans l'espace. La Palme d'Or de Bong Joon-Ho est une plongée dans la société coréenne contemporaine. Bong-Joon-Ho a déjà travaillé par le passé sur les interactions sociales au sein de son pays. En milieu urbain dans The Host, où le thème de la famille était décliné sous toutes ses formes, en milieu rural dans Mother et Memories of Murder. Il ne s'agit jamais d'une étude englobante, d'une vue d'ensemble, mais davantage d'une étude de caractères, spécifique, et singulière, qui peut néanmoins être élargie à un cercle plus grand. Ainsi, les personnages de Parasite ne sont ni des cas foncièrement uniques, ni des stéréotypes (à l'exception peut-être de la mère paranoïaque) enfermés dans leur propre image. Ils possèdent ainsi une personnalité forte, démarquée, mais leurs actes sont systématiquement, inconsciemment, définis par le milieu qu'ils fréquentent. Le propos de Bong Joon-Ho est foncièrement (mais pas exclusivement) déterministe.


Dans Parasite, la circulation est évoquée à deux échelles différentes, et bien distinctes. Dans un premier temps, c'est à l'intérieur de la maison. Celle de la famille Ki, où l'espace est exigu, étroit, chaleureux. On entre dans cette maison située en entresol par le dessus, par en-haut. En opposition avec la demeure des Park, située dans un quartier résidentiel où l'entrée se fait par en-bas, par une montée vers "Le Ciel". Dans le film d'Akira Kurosawa, que j'ai choisi comme titre pour cette critique, la maison est tellement en hauteur qu'elle semble flottante, en apesanteur. De loin, on l'observe avec des jumelles. Nous verrons que l'on observe aussi avec des jumelles la maison des Park, mais sous un angle différent. A l'intérieur de la maison Park, les pièces sont spacieuses, on ne cesse de monter et descendre. Les enfants, biens si précieux, héritiers de la fortune familiale, capricieux et gâtés, sont logés en haut. Le salon est un musée, où la mère ressemble à une poupée de cire figée, coincée entre les photos de famille, les trophées de son mari et les gribouillages freudiens de son fils. La gouvernante gouverne. Elle forme un lien entre ces différentes unités, elle navigue entre les étages et les pièces, accueille les visiteurs, ne cesse jamais d'observer et d'écouter les conversations. Ce petit monde est dépeint avec un cynisme Chabrolien. Entre ces maisons, à la couleur et l'ambiance antinomiques, la grande ville est fréquentée à pied par les uns, en voiture par les autres. Les riches ont leurs quartiers, les pauvres aussi et on ne se mélange pas. On ne franchit pas la ligne. Cet espace tentaculaire, informe (on ne sait pas de quelle ville il s'agit), plein d'odeurs et de couleurs, n'est véritablement investi que par les pauvres, qui n'ont d'autre choix que de s'y frotter chaque jour et d'y laisser la sueur de leur front. Les riches n'y descendent qu'avec parcimonie et ne s'y salissent pas.


La ville sépare plus qu'elle ne réunit et la rencontre entre les deux familles se fait dans la maison Park. L'entrée du jeune fils s'effectue par le biais d'une recommandation. Il n'y est pas invité directement, comme Brigitte Helm dans Metropolis, qui ouvrait par inadvertance la porte du paradis. La circulation ne s'effectue ainsi que dans un sens, du bas vers le haut. Les membres de la famille Ki investissent la demeure, se déguisent, se maquillent et essaient de se "fondre" dans le décor. Ils adoptent des manières, se transforment. Fascinant, le film l'est dans l'accumulation. Un, deux, trois, quatre, toute la famille investit le lieu, se l'approprie. La synchronisation entre leurs différents mouvements, comme s'ils fonctionnaient par télépathie, est sublime, mise en scène avec une fluidité remarquable. Elle culmine dans une scène cruelle et jubilatoire, qui aboutit au renvoi de la gouvernante. Ainsi, le mouvement évolue, la prise dans l'espace également. Pendant que les Park partent en vacances, la famille Ki quitte les extrémités, les coins pour se réunir vers le centre. Elle occupe le salon de la famille Park et l'espace, elle se trouve désormais au centre du jeu. Mais est-elle vraiment chez elle ?


L'introduction d'un nouvel élément dans le scénario et d'une nouvelle pièce dans la maison met à l'épreuve les liens entre les membres de la famille. Dans son autre grand film familial, The Host, le cinéaste sud-coréen tirait sur ces liens, les démêlait et les éprouvait dans une atmosphère de chaos et de désespoir. La plongée en plan-séquence dans le bunker, empreinte d'un humour noir (les blagues sur le Nord, les imitations de Kim Jong-un) et d'une tension viscérale, fait évoluer le mouvement. On circule désormais de haut en bas au sein même de la maison, dans un espace caché, indirectement relié aux autres pièces. Hantée, possédée, vivante, la maison se transforme en une aire morbide, où les pulsions et l'instinct de survie des pauvres éclatent. Point de verticalité, le rapport devient horizontal. Et c'est toujours dans ce rapport horizontal que la violence prend forme. Il faut être sournois et masqué pour grimper dans l'échelle sociale, pas pour conserver sa place. En l'absence des puissants, les plus démunis se battent jusqu'au sang pour leur place, aussi modeste soit-elle. La cruauté de ces rapports horizontaux renvoie au cinéma social italien, viscéral et sans compromis (Affreux, Sales et Méchants de Scola). Leur réalité est celle d'une survie quotidienne (chaque jour passé dans le bunker est compté). Le rapport aux notions de temps et d'espace est totalement différent entre les deux mondes. Le décalage est ainsi saisissant. Il culmine dans l'évocation du déluge : on en rit chez les uns, on en pleure chez les autres. La mise en scène regorge de petits détails de ce type : les pieds sales d'un côté, propres de l'autre, les odeurs et leurs origines. Entre mesquineries et mépris de classe, ce sont finalement ces détails qui font vaciller les masques.


Pour autant, la duperie n'est pas révélée explicitement. Non, ce sont les Ki eux-mêmes qui s'écartent à nouveau. Cachés aux quatre coins de la maison lors du retour précipité de vacances, ils laissent le canapé du salon aux Park et perdent la sensation d'être privilégiés. Ramenés à leur condition, confrontés à leurs "semblables" dans le bunker, les Ki retrouvent leur maison inondée et perdent pied. Le montage est formidable, tout particulièrement lorsqu'il tisse des parallèles entre la maison inondée et le bunker, lieux d'insalubrité et d'obscurité, sous-sols mutiques. Le "plan" du père a pris l'eau, lui et ses enfants sont lavés par la pluie de leurs masques. Le retour dans la maison Park est douloureux, tragique. Le bain de sang et de lumière qui met fin à la supercherie est un procédé facile, banal dans le cinéma coréen. Le véritable épilogue nous ramène au mouvement de la descente. L'instinct de survie du père le pousse à descendre, se cacher, vivre à nouveau dans l'obscurité. Condamné à fuir la lumière après l'avoir simplement entrevue. Le fils est obligé de grimper pour observer l'ancienne demeure des Park. Il l'observe avec des jumelles, d'en haut, comme s'il savait, par omniscience, les secrets que la maison hantée cachait.


Le dernier rêve du fils est associé à la vénalité. A t-il envie de goûter à nouveau aux plaisirs de l'aisance matérielle et du confort ou veut-il simplement refonder sa famille et retrouver son père ? La question reste ouverte et le film se referme sur un mouvement analogue à celui d'ouverture : seul le ciel a changé. La neige a remplacé le soleil et représente l'hiver, la saison des soupirs et des cœurs brisés. Un mélange de stupeur et de mélancolie s'empare de la salle. Le grand huit d'émotions de Parasite nous ramène au choc, plus sec, de Memories of Murder. Et on se dit que Bong-Joon Ho n'a pas fini d'explorer les circulations humaines et les rapports de classe au Pays du Matin Calme.


P.S : Je n'ai pas évoqué les thématiques de l'acculturation et de la mondialisation. On les retrouve notamment dans l'usage de l'anglais. Parlé par la famille Park, par la gouvernante, c'est un vecteur de reconnaissance sociale important. Bien qu'inutiles, ces phrases en anglais témoignent autant d'une volonté des élites d'afficher leur supériorité que du poids de la mondialisation dans les rapports sociaux. C'est passionnant. On s'aperçoit également que la gouvernante n'est pas seulement la cheville ouvrière de la maison, mais qu'elle est également un miroir, un écran entre les deux mondes. Et cela n'est ni propre à notre époque ni à la Corée. A ce sujet, je recommande le livre de Daniel Roche : Le Peuple de Paris, Essai sur la Culture populaire au XVIIIe siècle.

SpaceTiger7
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le 29 juil. 2019

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