1960 est une année spéciale pour Henri-Georges Clouzot. C'est d'abord la sortie de son neuvième film "La Vérité". Mais c'est aussi l'avènement de la nouvelle vague, des Tuffaut, Godard qui imposent un certain renouveau dans le cinéma français. Et c'est enfin et surtout l'année du décès tragique de sa femme Vera Clouzot. Ces événements vont marquer un tournant dans la vie et la carrière du réalisateur, "La Vérité" pouvant presque être considéré comme son dernier grand film bien que l'expérimental "La Prisonnière" arrivera 8 ans plus tard.
"La Vérité" est d'abord un film de procès avec tout ce que cela implique. Le film débute donc par la mise en place du procès (serment prêtés par les jurés, lecture des droits de l'accusée, etc), mais La Vérité met en scène un procès loin d'être anodin. On comprend assez vite grâce à divers éléments et notamment la foule massive qui assiste au procès que cela dépasse la simple affaire de crime passionnel.
Crime passionnel puisque Dominique alias Brigitte Bardot est accusée d'avoir tué son amant Gilbert Tellier.
Clouzot choisit de mélanger scènes de procès et flash-backs narrant la romance entre l'accusée et la victime. Le cinéaste s'applique donc à reconstituer cette romance tout en l'entrecoupant de scènes de procès. Ainsi chaque élément de la romance impacte sur le procès, grâce à un habile montage Clouzot nous implique dans deux situations différentes et deux univers qui sont intimement liés.
Cette idylle que relate Clouzot, paraît totalement inconcevable au départ tant Dominique et Gilbert semblent éloignés. Elle la jeune femme de classe moyenne éprise de liberté et lui le jeune bourgeois ambitieux et réservé ne semblent absolument pas faits pour tomber amoureux l'un de l'autre et pourtant ce sera le cas...


Ce qui est alors passionnant, c'est de voir comment les avocats notamment l'avocat de la partie civile (Paul Meurisse, excellent) tenteront d'analyser, de décortiquer cette relation amoureuse en exposant des faits, des témoignages qui ne peuvent véritablement retranscrire la force du sentiment amoureux. Et c'est bien là le cœur du long-métrage, tout le long les avocats vont s’évertuer à analyser,à tenter de raisonner et de comprendre les sentiments qui animent les protagonistes. Or, le sentiment et la passion amoureuse sont des sentiments ambivalents, fragiles, et qui défient toute raison et même parfois toute logique. Clouzot met ici en lumière l'impuissance de la justice face à cet amour passionnel qui défie toute logique, ainsi cette "vérité" recherchée par les avocats est utopique puisque elle dépend de preuves et d'éléments rationnels qui sont incompatibles avec l'incertitude des sentiments humains.
Clouzot nous interroge et remet en question la "toute-puissance" de la justice, sa nécessité et ses capacités.
Il montre finalement à quel point la vérité est une affaire de point de vue, de parti-pris, cette vérité n'est en aucun cas universelle,elle est propre à chacun et dépend de croyances, elle peut donc être fondée pour les uns autant qu'infondée pour les autres. Ce qui est également assez passionnant, c'est de voir à quel point l'opinion publique est manipulable, on perçoit ici de nombreux stratagèmes lors des différentes plaidoiries qui nous montre à quel point la vérité est modulable selon les souhaits de chacun. Clouzot joue énormément sur les points de vue et l’ambiguïté des relations humaines et il réussit cela à la perfection.


"La Vérité" est aussi un film profondément ancré dans son époque. De par le choix de Brigitte Bardot, symbole de la femme indépendante et libérée. Révélée en 1957 dans "Et Dieu créa la femme...", elle est utilisée dans ce film de manière très symbolique. Elle représente à merveille la jeunesse de l'époque, éprise de liberté, qui souhaite s'affranchir de l'autorité parentale et des conventions de la société. Les 60's marquent également une certaine libération sexuelle, Bardot en est ici un exemple parfait. Elle séduit et couche avec des hommes différents sans scrupules, le code moral et la peur de l'adultère n'existant plus. Et ce film relate bien le combat entre cette jeunesse libérée qui est clairement opposée à l'aristocratie parisienne, à une société aux valeurs et aux conventions très archaïques. Bardot est présentée comme une criminelle, une femme faisant souffrir consciemment les hommes, mais aussi une femme qui ne sait pas aimer, alors qu'elle est simplement l’égérie d'une évolution sociétale, qui a eu le malheur d'aimer un homme sans pour autant vouloir renier ses aspirations de liberté. Et ici elle est jugée pour cela, Clouzot nous alerte donc en utilisant Bardot comme le bouc-émissaire, celle à qui la société veut faire payer cette révolution en marche. Ils ne la juge même plus en tant qu'être humain, il la juge plus pour ce qu'elle représente que pour ce qu'elle est vraiment. Le film et le final sont donc très cruels et laissent un goût amer devant ce procès pas tout à fait juste ni équitable.


Il faut également rendre hommage à Bardot qui a su dépasser son statut de star et de symbole pour incarner et habiter son personnage avec un réel talent, mais aussi à Clouzot qui montre encore une fois qu'il est un grand directeur d'acteurs.
"La Vérité", c'est une émouvante tragédie, celle de deux êtres qui n'auront pas su s'aimer au même moment, mais aussi celle d'une femme écrasée et détruite par la cruauté et la virulence d'un procès moral, lieu et symbole d'un affrontement entre deux conceptions de la société et de l'amour.


Mon Clouzot préféré.
Ma liste consacrée à Henri-Georges Clouzot : http://www.senscritique.com/liste/Henri_Georges_Clouzot/673513

SpaceTiger7
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le 3 janv. 2015

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SpaceTiger7

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