Kaho et Tomoha sont en couple depuis dix ans, et annoncent à leurs amis leur intention de se marier. À partir de là, s’installe une tension malséante vis-à-vis de leur groupe d’amis, dont fait notamment parti Kenichiro, secrètement amoureux de Kaho. Encore des amourettes fastidieuses, pourrait-on penser. Et pourtant, face à un tel sens du cadrage, de la narration et de la théâtralisation, il est difficile d’imaginer que « Passion » est bel et bien, initialement, un film d’étude, produit en 2008 par l’Université des Beaux-Arts de Tokyo. Ici, le réalisateur, Ryusuke Hamaguchi, travaille le déroulement de son film comme s’il s’agissait là d’un quotidien performé, nous plongeant dans le cahin-caha des sentiments, de fil en aiguille. Si le film dispose des nombreux défauts faisant le charme des films d’étudiants (caméra hasardeuse, son récalcitrant), il donne tout même, très rapidement, à constater une formidable maturité technique, doublée d’une subtile approche thématique.


Parler d’amour, et plus généralement de sentiments, n’est guère chose simple sous le joug du grand écran. Pourtant, à trente ans, Hamaguchi nous apporte déjà une formidable démonstration de sa sagesse. Son travail sur l’ambivalence n’est d’ailleurs pas sans faire penser à un certain John Cassavetes. Nous apprivoisons ici une indécelable dissection de chaque profil, et ce à travers un dispositif qui, entre les mains d’Hamaguchi, paraît comme un miracle. Filmer jusqu’à ce que les comédiens s’arrêtent de jouer, pour ainsi capter l’impalpable : le vrai. Hamaguchi suis les pas d’une vérité en forme de point d’interrogation. Comment vivre dans un monde où l’on ne peut exprimer ce que l’on ressent ? « Passion », au-delà de ses personnages, capte ainsi la pression sociale, les environnements, codifiés, hantés par la peur du malaise.


À la fin du film vient une séquence mémorable : celle où Kenichiro dévoile ses sentiments à Kaho. Traduite sous forme de plan séquence quasiment fixe, la scène nous dévoile un décor industriel, au petit matin, où marchent les deux protagonistes. Hamaguchi repousse l’image à une certaine forme de paroxysme : les comédiens ne jouent plus, ils sont eux même, tandis que l’image demeure comme inerte, face à eux. À la fin, lorsque les deux comédiens ne peuvent tout simplement plus jouer, un ballet de camion se met en place derrière eux. Miracle. Le hasard, entre les mains d’Hamaguchi, devient choral, un long spleen progressif entre la nuit, où les sentiments se heurtent, et le jour, où ils ont la gueule de bois.


Outre son développement profond vis-à-vis de l’expression des sentiments, « Passion » aborde également, non sans délicatesse, la thématique du pardon, de la violence. Certes, il le fait d’une manière souvent extrêmement inégale, soustrayant peut-être, in fine, trop souvent les protagonistes à ce qu’ils sont. Pourtant, même ces excès moralistes ont leur place au sein de ce récit intime, mais pas voyeur. Limitant au maximum les environnements (un restaurant, un appartement, une école), Hamaguchi capte, avant tout, la manière avec laquelle les personnages changent en fonction de où, et avec qui ils sont. Chacun, finalement, trouvera sa façon d’être sincère, pour mieux calculer, à l’instar du spectateur, sa conclusion sur ses énigmes intérieures. Entre vertige et vestige de l’autre. Evanescent.


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Kiwi-
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le 3 mai 2019

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