Il y a les qualités que l'on peut confortablement identifier, nommer. La beauté des images, par exemple, la précision des cadrages, de la lumière... Les clairs-obscurs, la construction de plans digne de tableaux de maître, et tout ce qui relève d'un dialogue avec la peinture. 
L'habilité du choix de la réalisatrice quant à l'utilisation de la musique. Là où la tendance actuelle serait plutôt à une saturation musicale, Céline Sciamma choisit de ne la faire jaillir qu'à trois moments du film, ce qui rend ses effets encore plus intense (Il me semble d'ailleurs que dans Tomboy il n'y avait qu'une seule chanson). D'autant que la musique n'est pas là au service de l'action, elle possède au contraire un sens et une puissance autonome. Ainsi, par exemple, devant la toute dernière scène, je ne crois pas avoir pleuré à cause du caractère « impossible » de cet amour, ni de haine contre la société et les codes qui le rendaient tel. Mes larmes venaient d'une authentique émotion esthétique, de la beauté du concerto de Vivaldi et de la puissance du jeu d'Adèle Haenel. Nul besoin d'intellectualiser, l'émotion jaillit. Et quand les femmes chantent en cœur, c'est la magie de la voix humaine qui m'a faite pleurer, tout simplement.
Il y a effectivement quelque chose de magique, il y a du *génie* à l'oeuvre dans ce film, de l'indicible. Tant bien que mal, on peut tenter de voir où réside son originalité et ses forces occultes...
Il y a entre les actrices une authentique complicité, et on sent que ce film leur *fait* quelque chose, autant qu'à nous. Céline Sciamma les filme avec une douceur et une bienveillance perceptibles, et nous intègre à ce cercle restreint, si bien que l'on ressent la chaleur de cette sororité. Et ce vent qui devrait nous faire frissonner, nous berce. Le silence du château devrait paraître lugubre ; il est doux et apaisant. Quant au devoir, à l'oppression …
La réalisatrice semble en effet avoir fait le choix de ne pas s’appesantir sur ces parts d'ombre. Elle ne tombe jamais dans la lourdeur et les lieux communs du mélodrame.
Le mariage prévu est bien là, mais en sourdine. Il n'est pas traité comme une sorte de menace planante, douloureuse quoique tue, et dont elles seraient les victimes passives. Ces femmes évoluent dans un microcosme que rien n'atteint, et qui leur donnent le courage d'affronter tout ce qu'elles ne peuvent éviter. Ainsi, elles ne sont plus victimes de cette fatalité, et la résignation va ici de pair avec une sorte de distance narquoise et triomphante. Le mariage est d'ailleurs souvent évoqué avec humour, c'est un sujet de plaisanterie entre les deux protagonistes, jamais elles ne se morfondent.
On aurait aussi pu s'attendre à ce que la naissance de l'amour entre les deux protagonistes, au vu des circonstances (on ne perd pas de vue qu'en la peignant, Marianne donne en fait Héloïse à un autre), soit parasitée par toute la palette de sentiments contradictoires que l'on retrouve dans les drames de ce genre (une sorte de haine, de rancœur, qui rendent souvent l'atmosphère plus malsaine ou dérangeante). Mais il n'en est rien. S'il y a bien une scène de dispute, elle est de courte durée et la solidarité l'emporte largement sur le ressentiment. Elles ne vont pas jouer le jeu de l'ennemi et se chercher des torts, alors que ceux-ci viennent exclusivement de la société patriarcale et des codes propres au milieu aristocratique. Céline Sciamma déjoue d'ailleurs nos attentes sur beaucoup d'autres ressorts dramatiques. Par exemple, quand Marianne annonce à la mère qu'elle va dire la vérité à Héloïse concernant le portrait, cette dernière réagira sans effusion de larmes et de cris : « C'était donc ça vos regards », tout simplement.
Céline Sciamma parvient à éviter de nombreux éléments que l'on retrouve très souvent dans les films qui représentent des amours homosexuels. Elle construit un tragique sans crises et sans tempêtes. La beauté de cette histoire vient du regard singulier de Céline Sciamma, et de son originalité propre, en dehors de toute considération concernant l'orientation sexuelle des personnages. Lorsque Marianne commence à l'embrasser sur la plage, Héloïse ne fuit pas tant parce qu'elle a honte de ses propres sentiments, monstrueux au regard de la société, que par peur, tout simplement, d'une première fois. Tout se fait doucement, naturellement, *normalement* (les petites conversations pour savoir quand elles ont eu envie de s'embrasser pour la première fois, les regards malicieux, les jeux amoureux...), et ça fait du bien.
Le film échappe d'ailleurs aussi à des lieux communs du film d'époque, comme par exemple la représentation de rapports hiérarchiques désastreux entre classes sociales : ici, la domestique est un personnage à part entière, très attachant. Elle aussi est une femme et partage leur condition, elle aussi enfilera la robe verte. Et, peu à peu, Héloïse finira par manger avec la peintre et la domestique à la table. Aucun commentaire n'est fait sur ce changement, tout se fait naturellement, sans accroc, sans lourdeur. La mère n'est pas non plus une marâtre frustrée. Elle aussi partage leur condition féminine.
Chaque scène est comme un clin d’œil à une scène précédente, il y a tout un système d'échos.

Les positions des trois femmes sont presque interchangeables, et la réalisatrice illustre cela par tous les moyens mis à disposition : à travers les dialogues, les costumes, les mouvements de caméra etc. Héloïse commence par signaler à Marianne que lorsqu'elle la peint, elle aussi la regarde, et l'invite à prendre sa position. Ce sont les mêmes travellings avant pour filmer les chignons bruns ou blonds qui s'avancent (vers une falaise, ou vers un tableau...). Les trois femmes prendront place sur le tabouret face au chevalet, et les trois femmes porteront la robe verte. La mère aussi a eu droit à son portrait, il trône au-dessus de la cheminée. Il y a aussi la grande sœur disparue, dont on soupçonne Héloïse de vouloir reproduire les gestes.
Les relations entre les femmes sont ici étrangères à toute forme de hiérarchie. Il y a entre elle une parfaite égalité, qui dans le film prend la forme magique d'une interchangeabilité.

Marianne et Héloïse bâtissent tout un système de références qu'elles seules (et le public) peuvent comprendre, comme une sorte de défense invincible contre le monde entier. Et qui, formellement, permet à Céline Sciamma d'accentuer cet effet de symétrie harmonieuse.
Il y a la référence au mythe d'Orphée qui apparaît au centre du film et viendra ensuite poétiser les adieux de Marianne et Héloïse. Le livre ouvert à la page 28, véritable clin d’œil d'un tableau immobile … Ou encore, lorsque Héloïse va enfin voir un orchestre jouer le concerto que Marianne avait ébauché pour elle au clavecin. Dans cette scène, Marianne n'a pas besoin qu'Héloïse la regarde, elle ne cherche pas à lui manifester sa présence. Il lui suffit, pour savoir qu'elle chérit son souvenir, de constater ce qu'elle écoute et son émotion.
Elles savent donc aimer et se contempler sans chercher à se posséder, et l'amour sans rapport de hiérarchie ou de domination est possible.

Mambomiammiam
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le 29 sept. 2019

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