Portrait d'un cinéma oxymorique : l'émancipation comme corset artistique

D’évidence le film de Céline Sciamma grouille d’idées. Des idées de mise en scène, des idées de plans, des idées de clin d’œil cinématographiques et de références graphiques, des idées de discours surtout, toutes articulées au service d’une ambition supérieure, l’idée de toutes ces idées, la démonstration de la façon dont un regard authentiquement féminin nous offre de revisiter les codes narratifs et esthétique de la romance classique.


C’est d’abord la précision de la composition de chaque plan, servi par une superbe photographie, qui frappe l’œil du spectateur, même peu attentif. Les ambitions esthétiques du film empruntent à la composition picturale et évoquent plus ou moins explicitement certaines œuvres baroques ou classiques (1). Certains commentateurs relèvent en outre que la réalisatrice paraît jouer avec les couleurs du décors et des costumes pour signifier le mouvement des sentiments des protagonistes.


Si l’idée peut-paraître séduisante elle annonce en fait le rigoureux programme de désincarnation suivi par le film.


En matière picturale de telles astuces métaphoriques s’emploient aux fins de contourner les limites monstratives qu’implique la staticité d’une scène enfermée dans un cadre fixe. En s'inspirant de tels procédés de résolutions, la réalisatrice importe avec eux, sur son propre support artistique, les limites auxquels ils sont une réponse, et qui n'appartiennent pas à ce médium. Le film, tout entier brodé d’analogies et de métaphores, apparaît alors comme une collection de tableaux symboliques, placés les uns à la suites des autres par un montage abrupte. Jamais il ne fait mouvement. Surtout, déléguant à la mise en scène, aux costumes et aux décors, la représentation allégorique des sentiments, Sciamma semble déclarer superfétatoire leur incarnation.


Ainsi figée, l’œuvre - entièrement construite autour de la thèse de la radicale altérité des regards féminin et masculin - évoque, tente de démontrer, mais en réalité ne montre rien et ne donne rien à ressentir.


Cette volonté de démontrer sans réussir à montrer on la perçoit de manière paradigmatique dans les scènes de dialogues. Aussi prétentieux que maladroits, ils expriment de surcroît un volontarisme explicatif balisant strictement toute tentative d’interprétation du récit. Les personnages se/nous racontent l’intrigue qui les charrie bien plus qu’ils ne la vivent. Les innombrables (et interminables) silences qui ponctuent les échanges paraissent alors autant d’occasions offertes de méditer les répliques, plutôt que d’espaces où pourrait enfin frémir de l’indicible. En effet, sans doute par fidélité à son ambition de conjurer l’ombre du « male gaze » tel que l’incarne aujourd’hui cinématographiquement un Abdelattif Kechiche, jamais (ou presque) Sciamma n’autorise les corps à pendre le relais de la parole qui manque (2). C’est au symbolisme des plans, des environnements et des costumes, qu’est abandonné ce rôle. De cela il résulte une interprétation actorale en réalité beaucoup plus plate, que retenue.


L’on peine pourtant à croire que sous une perspective saphique (3) – telle que Sciamma se propose de la documenter – le désir, l’amour, et même simplement l’amitié ou l’inimitié se jouent si loin du jeux des corps. Et c’est bien là le plus terrible : quand on croit deviner la genèse de ce refus de l’incarnation, dans une volonté obstinée de s’écarter d’un regard cinématographique masculin réputé trop s’intéresser à la chair (4).


Terrible, car construire entièrement une œuvre sur l’éviction du regard masculin s’est encore se laisser entièrement (contre)déterminé par lui. Pire, le regard masculin (si tant est là aussi qu’il existe UN regard masculin) ayant été le premier à s’imprimer sur pellicule, il est aisé d’exagérer l’espace des motifs cinématographiques qui lui appartiendrait en propre, et ainsi d’en déposséder indûment le regard féminin.


L’on peut se figurer que se déploient des différences entre le regard que posent les hommes hétérosexuels sur les femmes (souvent un regard de désir, qui sexualise, réifie aussi, qui peut menacer, mais est également le siège d’une certaine puissance des femmes) le regard des femmes hétérosexuelles (forcément moins structuré par le désir, où se font jours d’autres puissances, mais pas moins d’attentes normatives) et le regard des femmes homosexuelles (où se rouvre le désir, mais qui tend peut-être d’avantage que le premier à reconnaître en l’autre un équivalent social) - pour résumer tout ça très grossièrement - mais il est sans doute exagéré de présumer de leur hétérogénéité radicale ou de construire les deux derniers (un peu bêtement confondus dans le concept de « female gaze » ) comme l’absolu symétrique du premier.


C’est peut-être cela qui oblige Celine Sciamma à tant d’abstractions dans la représentation du désir lesbien : le refus définitif de lui reconnaître la moindre zone de recouvrement avec le désir hétérosexuel masculin, non pas même une attraction commune pour le corps féminin (quand bien même celle-ci peut - mais peut aussi « ne pas » - se décliner différemment).


Le «Portrait... » est un film d’idées qui semble ainsi s’enfermer dans sa thèse. Une thèse non seulement jamais mise à l’épreuve par un récit entièrement consacré à sa confirmation, mais surtout une thèse négative. Moins un effort pour être, qu’un effort pour n’être pas. Prétendant dessiner une voie d'émancipation du regard masculin en matière d’amour comme dans le cinéma et dans l’art pictural (l’effort des protagonistes pour trouver un chemin d’échappé hors des conventions régissant l’exercice de portraitisation classique de la femme n’étant là encore que la métaphore des ambitions de Sciamma dans le cinéma), le film est en fait parfaitement corseté par cette volonté d'y échapper. Semblant en permanence occupée à se déprendre du « male gaze » - présumé infecter tous les codes cinématographiques et romanesques - plutôt qu’à saisir réellement l’occasion de l’ignorer, vidant ainsi par réaction sa fresque romantique de toute corporéité, la réalisatrice livre un produit oxymorique : une romance assoupie, une représentation engourdie de la passion.


L’erreur fondamentale de Celine Sciamma aura sans doute été de moins chercher à livrer une interprétation personnelle de la romance saphique que de faire de son film l’expression paradigmatique du regard lesbien (et en fait moins lesbien que non masculin) sur l’amour, l’art et la société. Tout, et peut-être d’abord elle-même, y finit écrasé par cette ambition aussi démesurée que vaine.


Pour la mise en image d’un (parmi d’autres possibles) désir lesbien qui s’affirme dans sa positivité (et non pas comme négatif d’un autre) l’on regardera par exemple bien plus heureusement en direction de «  La Belle Saison » de Catherine Corsini. Car à l’image peut-être des errements d’un certain féminisme contemporain dont il se prétend le pendant artistique, loin d’une œuvre libre, ce « Portrait de la jeune fille en feu » s’avère finalement un film extraordinairement crispé sur ses intentions démonstratives.


(1) Pour une belle analyse de l’inspiration picturale du film voir cette très intéressante (et laudative, pour le coup) critique : https://www.senscritique.com/film/Portrait_de_la_jeune_fille_en_feu/critique/192976234


(2) Il faut véritablement comparer la tension, le désir, la pudeur, la gêne qui se nichent dans les nombreux silences rythmant les chastes amourettes estivales d’Amin et de ses amies dans « Mektoub my love : Canto Uno », au vide que charrient les silences du drame romanesque beaucoup plus ambitieux que souhaite pourtant être ce « Portrait de la jeune fille en feu ».


(3) Plus que simplement féminine, et si tant est qu’il existe bien UNE perspective saphique


(4) Bien aidé en cela par la façon dont la réalisatrice elle-même parle de son film

GuizZzZ
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le 11 août 2020

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GuizZzZ

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