Dans l'inconscient des Russes aujourd'hui, la Russie, Mother Russia, fut un pays digne, une Nation grande et fière. Aussi, on peut le retrouver à travers l'oeuvre plus récente de Svetlana Alexievitch, regroupant des témoignages, et notamment des femmes russes et biélorusses pendant la Seconde Guerre mondiale (La Guerre n'a pas un visage de femme, notamment). Le soldat russe était soldat de la Nation, petite main d'une grande destinée, et sa femme n'avait vocation qu'à l'attendre, et son seul objectif au regard de la Nation était d'être fière que son mari soit partie au front.

Ce que Mikhail Kalatozov nous propose à voir rejoint en partie cet énoncé très sommaire. Dans l'amour passionné qui unit Veronica à Boris, il y a une part d'impureté, d'indignité. Les jeunes tourtereaux se laissent aller à leur amour, au gré de l'incompréhension de leur famille respective. On a l'impression qu'ils font tâche, ne réalisant pas l'idéal conjugal que l'on devrait trouver chez un futur foyer russe des années 1940. Aussi, lorsque Boris se porte volontaire pour le front, en fervent partisan du régime communiste et patriote russe, Veronica n'a d'autre réaction que l'incompréhension. Elle ne souhaite pas qu'il parte, ne souhaite pas qu'il défende la Nation, car seul compte leur amour. Sur ce premier point, Veronica apporte la première pierre de sa désobéissance aux nécessités féminines en Russie. Elle n'est pas fière que son fiancé parte à la guerre, elle le regrette. Aussi, il n'est pas étonnant que le réalisateur choisisse de lui faire manquer les adieux avec Boris : elle se rendra à deux rendez-vous différents, et chaque fois elle le loupera. Les scènes dans la foule, travellings hyper hachés, laborieux, sont ainsi très représentatifs de cette quête insolvable, de la recherche de l'être aimé, et au milieu de cette foule, reste cette absence.

Boris parti, Veronica épouse son cousin. La déchéance est à son plus haut point : peu contente de n'en être absolument pas fière, Veronica découvre que Mark a soudoyé un notable moscovite afin d'être exempté de conscription. Positivement, Veronica aurait dû être mise au ban de la société tant elle constitue l'antithèse de la femme russe digne. Et on se rend compte que Boris, que l'on a vu mourir dignement, protégeant son camarade blessé, est de plus en plus absent au coeur du film. Il n'existe presque plus dans la pensée de Veronica, qui tente de se rattraper en soignant les soldats blessés à l'hopital. Or, lorsqu'elle rompt avec Mark, et lorsqu'elle apprend la mort de Boris, à laquelle elle ne croit pas, l'espoir se ranime. Paradoxalement, l'espoir que Boris est vivant n'a jamais été aussi présent que depuis qu'elle sait qu'il est mort, et depuis que la guerre est terminée. La guerre présente, Boris ne pouvait être que mort. La guerre terminée, il ne peut que revenir.

Aussi, cette ultime scène sur les quais, Veronica cherchant désespérément son fiancé tombé, au milieu des couples se reformant, sera l'ultime épreuve. Boris n'est pas revenu, Veronica pleure au milieu de la liesse des familles enfin recomposées. Et à l'ultime glas du discours patriotique lâché par son ami Stepan, Veronica va tenter de retrouver la dignité qu'elle n'a fait qu'abandonner tout du long, en distribuant les fleurs qui étaient destinées à Boris aux autres soldats et femmes de soldats. C'est la Nation qui prime désormais dans son coeur, dans une forme d'ultime rédemption, où elle se rend peut-être compte que Boris faisait partie de cette Nation, et qu'aimer les soldats rentrés chez eux, c'est quelque part aimer Boris.

M. Kalatozov et sa caméra virevoltante m'ont transporté à travers une Russie populaire en guerre, des images troublées, turbulentes, assassines presque. Mais ces deux vols de cigogne, annonçant les deux formes d'amour que Veronica est amenée à partager, sont d'une poésie éblouissante, et la musique renvoie à une ode tragique à l'amour digne, à l'attente inexorable de la femme du soldat, qui semble perdue lorsque celui-ci ne donne plus signe de vie. Une puissante histoire d'amour, un grand classique.
Alexandre G

Écrit par

Critique lue 506 fois

12

D'autres avis sur Quand passent les cigognes

Quand passent les cigognes
gaatsby
10

Quand l'amour fait plus mal que la guerre

Comment aurais-je pu deviner, en lançant Quand passent les cigognes, que j'étais sur le point de voir le plus beau film de ma petite vie ? C'est sous le coup de l'émotion que j'écris ces quelques...

le 19 oct. 2014

64 j'aime

8

Quand passent les cigognes
takeshi29
7

Quand le génie vampirise l'émotion

Revoir ce film m'aura au moins permis de me rassurer sur une chose : je sais (parfois) être cohérent avec moi-même. Je me dois donc de séparer deux choses afin d'être totalement objectif. L'analyse...

le 13 sept. 2014

56 j'aime

12

Quand passent les cigognes
Okilebo
9

Petite Poésie

Quand les cigognes passent L'amour s'abandonne dans leur sillage Aussi loin que l'espace Et au-delà des âges. Limpide est la lumière Qui enrobe cette passion. Mais craignez le souvenir d'hier, Le...

le 14 oct. 2020

52 j'aime

95

Du même critique

Blow Out
Alexandre_Gauzy
9

Scream

Masterpiece ! J'attendais de voir De Palma atteindre la maturité qui poignait à travers Phantom of the Paradise, et que je n'avais pas vu dans Carrie. Et là, c'est éblouissant ! Blow Out...

le 1 sept. 2014

42 j'aime

1

L'Éclipse
Alexandre_Gauzy
9

Entre jour et nuit

Avec l'Eclipse, Antonioni présente le troisième volet de sa tétralogie (L'Avventura 1960, La Notte 1961, L'Eclisse 1962, Il Deserto Rosso 1963). Je choisis de critiquer celui-ci qui semble à mon avis...

le 29 juin 2014

40 j'aime

4

Le Juste Prix
Alexandre_Gauzy
1

Un lave-linge ça coûte pas 100 balles abrutie !

Quel ne fut pas mon étonnement quand je vis que personne n'avais osé écrire une critique de cette splendide émission, de ce moteur à consumérisme, de cette gigantesque méthode Coué du capitalisme...

le 13 août 2014

31 j'aime

4