Après trois ébauches plutôt réussies, vient la consécration avec Sonatine pour Takeshi Kitano. Sur un fond de guerre yakuza inter-clanique, le réalisateur japonais met ici en application tous ses thèmes bipolaires renvoyant ainsi à une grande inquiétude : problème de communication dans un groupe écrasé par le sérieux et la froideur de leur métier versus réconciliation avec leurs émotions via une solidarité par le jeu et l'humour ; violence sèche et sans concession versus jeux comiques, absurdes et remplis d'une vitalité ressourçante ; quête de l'innocence perdue. Et aussi ses gimmicks de mise en scène : rythme lancinant et dépressif, compensé par des moments de poésie contemplative gorgés d'humour décalé; plans fixes sur les visages révélant derrière leur masque d'immobilité de riches émotions ; ellipses et quasi mutisme des personnages, modifiant les schémas narratifs habituels, plus poétiques qu'explicatifs.


Le film débute vraiment au bout d'une trentaine de minutes, lorsqu'après un règlement de compte (qui se résout de manière absurde, par une bombe qui explosera bien après son lancement, décalage d'humour noir qui est l'un des grands traits formels du film), un petit groupe de yakuzas est obligé de se retirer près de la mer le temps que ça se calme. Mais l'introduction, bien qu'un peu longuette et inégale sur la forme, est importante pour mettre en place l'ambiance mélancolique que subit particulièrement deux hommes, l'un (Takeshi Kitano) voulant prendre sa retraite, n'en pouvant plus de "jouer les durs". Nous pouvons ressentir son humeur à travers la manière dont il torture un restaurateur refusant de donner la part qui revient à son clan, dans une sorte d'humour noir et cruel, préfigurant les fameux jeux sur la plage. Puis des signes quant à sa fin imminente sont perceptibles par rapport aux hommes qu'on lui confie, de nouveaux venus qui ressembleront plus à une sorte de colonie de vacances qu'à des yakuzas purs et durs. Ce décalage sera encore accentué par les vêtements de plage qu'ils seront obligés de porter faute de mieux (l'un d'entre-eux, le plus sérieux, sera d'ailleurs la tête de turc du groupe car ça ne lui va pas du tout, déstabilisant ainsi sa véritable fonction).


Puis vient enfin la partie centrale, le véritable sujet du film (comme dans Violent cop, Kitano détourne le genre du yakuza eiga pour traiter ses propres thèmes), où tous ces hommes se ressourcent sur une plage, lieu symbolique d'ouverture et d'apaisement chez Kitano. De nombreux jeux procèdent alors, dans un mélange étrange, à la fois sérieux et comiques (exemple : les geishas, dont la procession lente, méticuleuse, précise, sans erreur possible, ressemble un peu à celle des yakuzas), enfantins et adultes (le jeu "pierre, papier, ciseau" mixé avec la "roulette russe"). Bref, il s'agit d'un moment où le vernis de froideur et d'immobilité des visages explose lentement, et nous retrouvons ainsi derrière, une certaine humanité, des sourires radieux, et une certaine joie de partager un délire commun. Parfois le jeu côtoie la mort, comme dans le premier jeu décrit, et dans ce duel de feux d'artifice auquel le chef participe avec sa propre arme. Vient aussi se joindre une jeune femme, elle aussi esseulée, abandonnant son mari dont on ne sait rien à part la voiture qu'elle lui a pris, et qu'on découvre après qu'elle a failli être violée. Le gros point commun de tous ces personnages est donc la perte d'innocence qu'ils sont venus ici retrouver par hasard, pour combler l'ennui ou tourner en dérision le sérieux de leur métier ou de la mort qu'ils rencontrent jour après jour. Pour jouir (enfin) de la vie et exorciser leurs démons (avant leur mort prochaine, symbole également de leur mise à l'écart sociale, véritable déshonneur au Japon).


A ce "creux" à la fois mélancolique et poétique succède le retour à la réalité, lorsque les hommes du clan sont assassinés les uns après les autres. Le yakuza voulant prendre sa retraite doit alors reprendre sa fonction, et la violence qui jaillit est toujours directe, sans chorégraphie bien que graphique, montrée à travers une alternance de visages impassibles, une série de ralentis pour bien accentuer ce côté crû et sans concession, et des hors-champs qui détournent intelligemment et esthétiquement cette tuerie. La poésie y est toujours présente, cette fois-ci mortelle (un peu à la manière d'un Misumi), contrebalançant la froideur de l'acte de tuer et l'impossibilité de communiquer les émotions à ce moment-là (unies seulement par la résolution finale : la mort de l'adversaire). Bref, l'échappatoire est mince, fatale pour ce yakuza qui voulait échapper à sa condition. La fin est bien pessimiste, véritable douche froide pour le petit espoir que représentait encore la femme pour ce dernier, bien qu'encore une fois, le dénouement tragique qui nous attend réagit en contre-point avec un certain élan poétique (la fusillade finale fait écho à un feu d'artifice de la femme, symbole de la violence qu'elle voudrait bien sortir d'elle-même) : l'art est-il l'unique catharsis possible au milieu de ce monde, dominé par la violence des rapports inter-humains ?


Bref, premier film-somme de Kitano, Sonatine propose une partition mélancolique imbibée de poésie et de violence sur le rythme lancinant et à contre-temps de la magnifique musique de Joe Hisaishi.

Arnaud_Mercadie
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le 19 avr. 2017

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Dun

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