Cela faisait trois ans (depuis la sortie du Fils du Saul en 2015) que je n'avais pas connu un tel climat de malaise dans la salle une fois la projection terminée (et pourtant à l'époque on avait vu le film le lendemain des attentats au bataclan, c'est dire l'ambiance). C'était tout juste si les spectateurs pouvaient se lever. Certains ont commencé à rire un peu nerveusement, d'autres ont soufflé comme s'il fallait évacuer quelque chose. Peut-être que la salle était particulière qui sait, ou que l'actualité politique au Brésil faisait écho aujourd'hui, mais c'était lourd. Clairement, Sophia Antipolis ne ménage pas les spectateurs : il est fait de blocs hétérogènes, difficiles à greffer ensemble au premier abord, certains paraissent anodins, d'autres limite humoristiques, et puis il y a une sorte de sentiment d'insécurité et de malaise qui prend, et relie tous ces moments à mesure que s'écoule le film et que la trame du fait d'hiver prend corps.


Car tout part de là, du sordide, et de comment le raconter en passant par des chemins de traverses. Ces chemins, ce sont des gens de tous âges et situations, il y a ces filles qui veulent se faire refaire le corps, ces membres de l'association spirituelle qui prédisent la fin du monde et le début d'un autre, cette bande de vigiles et d'anciens flics qui montent une brigade nocturne pour se débarrasser des problèmes de la ville (racailles, migrants et on en passe). Bref, un monde d'utopie à la fois fascinant et malsain, qui ne cherche pas à séduire mais qui existe simplement de l'autre côté de la caméra, dans un curieux effet de réel. A la manière d'Orléans ou Mercuriales, Sophia Antipolis ramène sur le devant de la scène les oubliés, les désaxés, les paumés et tous ceux qui veulent se réunir dans leur fragilité. Sans cesse notre regard sur ce qui nous est montré est remis en question par le jeu des comédiens, mais aussi par la mise en scène, discrète et aussi parfois trop expressive. Qu'est-ce qui dans son cinéma, permet à ce point de rendre un effet de réel si présent, alors que tout est pourtant "fictionalisé", "écrit" ? On ne sait plus ce qui est simplement capté, ce qui est seulement guidé, ce qui est répété. Et qu'est-ce qui fait que ce film tout particulièrement parle de la France comme peu d'autres, avec une force pareille ?


Il y a la première évidence forcément : le racisme, le harcèlement, la haine plus généralement qui explose tel un volcan. La pire des violences, cette violence morale que l'on peut vivre dans ces scènes saisissantes d'entraînement au self-defense qui viennent s’ajouter aux coups qu'il faut parer ou encaisser sans dire mot. Troublant qu'une séquence aussi simple en apparence en dise autant, et surtout le dise aussi bien. C'est par cette brillante idée d'avoir mêlé le situationnel, le théâtre du corps, et l'art martial, que le film accède le mieux à déranger et toucher juste.


Il y a aussi ces quelques bribes de destins brisés par la disparition des proches : la veuve vietnamienne qui ne sait plus quoi faire de ses journées, le père qui après avoir été séparé de sa famille fait tout pour la retrouver pleinement et la protéger. Il y a une compassion évidente dans le regard du cinéaste sur ces personnes à la fois banales et extraordinaires, et en même temps on peut ressentir ce cri d'alerte qui nous est envoyé, un cri de désespoir presque, comme celui de cette ado qui conclut le film et qui nous tétanise dans un dernier moment qui vire à l’abstraction. Alors que les sanglots de l'inconsolé résonnent dans la ville muette, qui oubliera bien vite le drame, l'ancienne amie semble s'adresser au seul témoin tangible : le soleil, le lointain. Brûlant, douloureux, impitoyable, qui opacifie tout sous ses rayons. Les maux de la terre ont été énuméré, comme des rêves, des scénarios possibles, des voies sans retour qu'il vaut mieux ne pas trop théoriser. Et dans ces derniers instants se profile ce qui serait le grand gouffre de la vie, qui aspire tout jusqu'à plus soif. La voilà la terreur.

Narval
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le 10 déc. 2018

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