Ultra Pulpe
6.5
Ultra Pulpe

film de Bertrand Mandico (2018)

Voyage à la fois onirique et cauchemardesque, pop et crépusculaire, sensuel et tragique, Ultra Pulpe est centré autour d'un couple de cinéma réalisatrice/muse qui menace de se déchirer. Pour reconquérir le cœur de sa belle, Joy d’Amato (Elina Löwenson, elle-même muse du cinéaste) lui raconte plusieurs histoires qui sont autant les fragments de son prochain film à tourner que des mémoires de tous ceux qu'elle a déjà réalisé ou voulu réaliser. Ce n'est pas la première fois que la mise en abîme du cinéma est clairement présente dans la filmographie de Mandico, on pense bien sûr à Boro in the Box qui métaphorisait l'idée de l’œil-caméra en faisant notamment muter la tête de Borowczyk en une grande chambre obscure où l’œil apprenait peu à peu à observer le monde, découvrait toute sa beauté et sa géniale perversion, on pense aussi à Tout ce que vous avez vu est vrai, en format beaucoup plus court et décalé, où on entendait le réalisateur se plaindre de faire des films qui ne marchaient pas "des films culinaires" comme ils les appelait par exemple. Cette idée de cinéma underground, obscur, engouffré dans les émois tendancieux, étranges et graveleux est très présent encore un fois, on sent toute la fascination du réalisateur pour ce monde souterrain et magique où le sordide rencontre le sublime, et tout cela est tourné dans Ultra Pulpe vers une dimension encore plus forte. Il s'agit pour Joy d'Amato (dont on comprend bien sûr le parallèle avec son quasi homophone Joe d'Amato), de reconstruire un pan de son cinéma et d'en exorciser les démons.


A chaque conte, la voix-off narre avec une certaine malice poétique les introductions et conclusions d'histoires absurdes, de visions aux couleurs flamboyantes (violacées et rosées avant tout ici) où une multitude de personnages évoluent dans des parodies hallucinées de décor de cinéma (planète Mars, champs de blés, morgue...). Au fur et à mesure que le chant du cygne se fait plus clair, on sent toutes les obsessions de la réalisatrice refaire surface et la briser intérieurement. La peur du vieillissement, et donc ce désir d'être à redécouverte sous un nouveau jour (Vimala Pons qui fait une apparition très émouvante en actrice voulant tout remettre à zéro après être sortie du corps de la créature au long corps grotesque) et en même temps la critique de ces actrices qui se cachent derrière leurs couches de paillettes pour rester indemnes, jusqu'à en devenir des monstres difformes, à leur tour bouffés par une matière verdâtre que l'on pourrait concevoir comme la vomissure du temps qui leur est retourné à la face. Le côté morbide de cette première histoire est d'autant plus sensible que les couleurs sont totalement inversée dans les matières une fois que l'acte de prédation - la consommation de la jeunesse des actrices - a été effectué.
Dans les autres contes, il s'agit aussi de pouvoir s'affranchir de la relation de dépendance qui finit par unir acteur et réalisateur, jusqu'à l'overdose. Joy est avide du potentiel érotique de sa compagne, elle ne peut s'empêcher de l’imaginer sous son emprise, livré à ses fantasmes les plus fous, mais Apocalypse lui échappe, elle cherche à gagner du temps (via un jeu-vidéo que l'on peut assimiler autant à un paradis perdu qu'à une promesse d’échappatoire). Les relations internes au cinéma, qui sont revenues sur le devant de l'actualité dernièrement avec toutes les affaires de manipulation, d'harcèlement et de viols dans les grands studios, ces relations là, Mandico les met à mal en invoquant ici par une très habile symbolique de matières, de corps et de couleurs, les dérives d'une fascination pour l'érotisme. Tout cela, en ayant le bon réflexe de faire un pas de côté puisqu'au delà du côté décousu, de l’afféterie visuelle lorgnant ver le fantastique, le centre pulsionnel du film est également une femme, et donc il ne réduis pas la pulsion érotique à une fatalité propre aux hommes, mais bien comme une donnée commune à tous les êtres - spectateurs comme artistes. Ultra Pulpe interroge ainsi directement le cinéma, en analysant son pouvoir à double tranchant : celui de la célébration charnelle des acteurs et des actrices qu'il met sur le devant de la scène, expose leurs émotions les plus intimes (le monologue émouvant de "J'ai 10 ans..." où l'actrice raconte comment elle a découvert l'image pornographique) et en même temps, la dévoration de ces mêmes icônes par les spotlights et l'emprise des réalisateurs, toujours assoiffés de plus d'images ("le cinéma est un singe", encore métaphorisé littéralement dans le film). Tout le sous-texte est à la fois très clair et en même temps noyé sous l'épaisse densité formelle de l'ensemble. On passe par des "transitions gémissements" de lieux en lieux, de cauchemar en cauchemar vers des contrées où une mère intrusive regarde sa fille sans défense en proie à des prédateurs pour satisfaire son "équilibre" (séquence réellement dérangeante), caveau où la nécrophilie et Cocteau se réunissent dans un dernier acte délirant à souhait où la question du modèle est aussi évoquée. Dans ce dernier morceau de bravoure pictural et scénique, l'incarnation de Joy finit par prendre son pied avec un Cocteau fraîchement suicidé, dans un genre de romantisme absolu qui montre aussi tout le désespoir de la réalisatrice pour concrétiser ses fantasmes - forcément éphémères -, dans le lit de mort du poète, c'est à dire dans un tombeau au combien lourd de références et de symboliques.


Dans la foulée des Garçons sauvages qui était un premier pas risqué mais réussi vers le long, Ultra pulpe est finalement une œuvre au format hybride, un peu bâtarde, à la frontière avec le feuilleton, mais totalement aboutie. Pas une seconde ne semble de trop, et la cohérence de cet étrange livre d'images dérangées grandit à mesure que les masques tombent. Même si trois histoires s'enchaînent, la trame narrative générale qui les nourrit et les relie n'en demeure pas moins palpable et profondément ancrée en nous tout du long.


On peut également souligner la bande-son encore une fois signée Desprats qui est superbe, le travail des imbrications sonores (répondeur, voix-off, tissus, tintements des voitures et notes de pianos qui se mêlent tour à tour comme une piste globale détraquée), et parfois aussi l'aboutissement purement émotionnel du film dans la force de ses partis-prix : le dernier plan par exemple, qui est saisissant. Dans la logique de la sentence "Le cinéma c'est la vie, la vie c'est le cinéma", Joy finit par rejoindre le contraire de son nom d'artiste, par rejoindre les personnages de ses films, par laisser sa peine affleurer malgré la timidité de ses effusions. Ce dernier plan est un cri d'adieu à une certaine idée du cinéma, et donc à cette amère déception qui est d'avoir manipulé, violenté et trahi la matière, la chair que l'on admirait dans le but de la voir grandie (dans le même registre, difficile de ne pas penser à la relation tumultueuse de la réalisatrice et de la monteuse d'Un couteau dans le cœur). Ce visage bouffé par le jaune arrogant de la pellicule, il est simplement offert à la sentence de sa contre-partie, après avoir avoué ses méfaits et ses doutes. Le hors-champ qui ne viendra pas, car Mandico laisse justement tout loisir au spectateur de juger (ou pas) le monstre derrière la beauté, ou la beauté derrière le monstre. A ce moment, les grand accords pompiers se lancent, rappelant l'autre scène clef du film où ils étaient intervenus : c'était justement le monologue de l'actrice qui se remémorait son premier émoi le jour de ses dix ans. L'image nourrit l'image, l'émotion nourrit l'émotion. Le cycle du film est ainsi infini de douleur, et on comprend que dans cette suite de récits, Joy versait toute sa personne, et qu'alors dans le même temps, Mandico y versait toute la sienne.

Narval
10
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le 16 juin 2018

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