(Je vais probablement révéler des éléments de l'intrigue dans cette critique)


Intéressant ce film. C'est dommage que cette fin gâche tout. Apparemment, ce sont les producteurs qui ont voulu l'adoucir, considérant que l'on ne pouvait pas sacrifier un personnage aussi mignon*. Attention, je ne suis pas du genre à dire que les producteurs sont le mal, au contraire, leurs caprices ont permis à certains réalisateurs de se montrer très créatifs et très efficaces, et il est même des films qui n'auraient pas été aussi bons s'ils n'avaient pas subi les foudres de producteurs véreux, appâtés par le gain uniquement. Et puis, si les producteurs ont demandé à changer de fin, ils n'ont pas forcément imposé celle-là à Hitchcock ! C'était à ce dernier de pondre une autre fin. On aurait très bien pu imaginer un combat au bout duquel la jeune fille sort victorieuse : on aurait eu droit à un happy ending, certes, un peu facile, mais au moins, ça n'aurait pas été à l'encontre de tout ce qui a été construit durant le film, comme c'est le cas avec la fin définitive.


En effet, il y a par exemple cette magnifique partie de scrabble qui permet, par le biais de l'inconscient des personnages, de révéler un élément clef de l'intrigue, ou plutôt de faire prendre conscience à l'héroïne du véritable pétrin dans lequel elle s'est fourrée. Cette scène perd toute sa force avec une fin pareille. En plus, cette manière de conclure est très mal écrite, les personnages perdent tous les deux en crédibilité, les dialogues sont bien trop concis et auraient mérité un développement bien plus important, sans avoir à révéler des éléments inconnus jusque là.


Maintenant, il faut bien dire qu'il n'y a pas que la fin qui déçoit. J'aime beaucoup les personnages et l'intrigue en général, mais les auteurs ont bien du mal à rendre crédible cette situation. La raison, c'est qu'il y a beaucoup trop de scènes, beaucoup trop d'événements : ça n'a pas de sens de vouloir rester avec cet homme quand on a autant de soupçons, soupçons qui ne font qu'être de plus en plus spectaculaires qui plus est. Il aurait donc fallu, soit réduire la durée de l'histoire (pas forcément du film), soit prendre un peu plus de temps pour développer le fait que ce personnage féminin reste ; son addiction, son amour, on ne le ressent pas vraiment. On le devine, on le comprend, mais on ne le vit pas.


Ce n'est pas tout. Cette fameuse partie de Scrabble, c'est une très bonne idée, mais elle est très mal amenée. Ce jeu aurait dû être introduit bien plus tôt dans le film, afin de préparer le spectateur à cette scène pleine de révélations ; en l'état, on ne peut considérer cette scène que comme un gros coup de pouce du scénariste à son héroïne, un deus ex machina en d'autres termes, et ça c'est bien dommage.


J'aime beaucoup les personnages. J'aime beaucoup la manière dont ils se rencontrent, dont ils vont s'éprendre l'un de l'autre, le tout avec humour, et comment, petit à petit, tout va basculer, au point que l'humour va laisser la place au frisson, à la peur. Les personnages sont assez bien construits également, même si on sent les auteurs plus radicaux avec Johnny qu'avec Lina.


La mise en scène est solide. Hitchcock se plaît à compléter le scénario avec son découpage ; de la sorte, il renforce les soupçons. En un sens, c'est dommage d'avoir parfois le point de vue de Johnny, cela empêche la mise en scène de fonctionner parfaitement en nous mettant dans la peau de Lina. Il y a un jeu d'ombre intéressant, des mouvements de caméras intéressants... mais pas forcément tout le temps pour renforcer ces éléments. Par exemple ce baiser avec un traveling circulaire (après coup, on pourra toujours dit que ça participe de l'instant magique qui ne serait qu'une supercherie, mais je ne suis pas sûr que le réalisateur ait vu ça comme ça).


Les acteurs sont très bons. L'on remarquera tout d'abord une bonne alchimie entre les principaux. Mais ensuite, les deux têtes d'affiche font montre d'un jeu assez précis. Pas forcément subtil, Cary Grant étant très expressif, mais ce dernier se révèle capable de passer d'un extrême à l'autre avec une extrême décontraction.


Enfin, il me paraît important de parler du message du film, surtout quand on sait qu'il y a eu ce changement de fin. Hitchcock avait là un film assez féministe, une femme qui remet en cause son mari, qui se permet de penser, qui n'ose pas en parler à cause des conventions de la société. Et puis avec cette fin, on se retrouve avec un film sexiste comme c'est pas possible ! Déjà, la raison pour laquelle la donzelle est sauvée, c'est qu'elle est mignonne. Pas forcément physiquement, mais que c'est une femme respectable, aimante etc. Ensuite, la faire se tromper sur toute la ligne, pire, faire comprendre que l'homme avait de bonnes raisons de se comporter de la sorte et laisser dire au personnage féminin que tout est de sa faute à elle... c'est vraiment juste foutre en l'air cette figure féminine. C'est un peu dommage. Bon, ceci n'entre pas en compte dans ma notation de l'oeuvre car au final chacun est libre de penser ce qu'il veut et je considère que ce n'est pas le discours qui importe mais la façon de le construire (entendez donc ici le scénario et la mise en scène). Le message, après, il peut aider à aimer un film un peu plus ou un peu moins, mais je me refuse de me laisser influencer par une simple concordance (ou discordance) de convictions pour noter une oeuvre. Car les convictions ne sont jamais que des idées bien personnelles et très relatives car dépendantes d'un contexte social. Qui sait si dans 200 ans ce ne sera pas génial de rabaisser la femme ?


Bref, "Suspicion" est un film divertissant dans l'ensemble qui se voit gâché surtout par son final en totale déconnexion avec le reste du film. La fin initiale n'aurait pas signifié un chef d'oeuvre étant donné que l'intrigue comporte quelques faiblesses narratives évidentes, mais au moins on ne resterait pas sur sa faim.


PS : j'ai pensé à un truc... ce film marque la première collaboration entre Hitchcock et Grant ; "North by Northwest" est leur dernière. Celui-ci commence dans un train, celui-là se termine dans un train. Et si ce que l'on imaginait comme une métaphore sexuelle était juste une manière de boucler la boucle pour le célèbre réalisateur ? Ce n'est peut-être qu'une coïncidence que je surinterprète mais je trouve ça amusant. Je me suis même dit, au début du film : "ha tiens, cette fois, Cary lui fait son affaire dans le fion avant de la séduire !"


*Après lecture d'autres articles, j'apprends que c'est suite à une projection test, l'audience n'a pas apprécié l'idée que le mari soit coupable, c'est donc à cause de ça que le film a été remanié. Ceci dit, dans la fin prévue à l'origine, le personnage de Cary, après avoir tué son épouse, confesse tout dans une lettre : cette fin manque un peu de radicalisme, ça ne tient pas debout le fait qu'il ait des remords, il n'en a pratiquement pas eu de tout le film.

Fatpooper
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le 19 juin 2016

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