Critique originale sur LeMagduCiné


Wolfgang Fischer fait preuve d’une grande intelligence pour réaliser son film Styx, dans lequel il mêle réalité et fiction à la manière d’un très beau documentaire, sans jamais en être un. Interroger les consciences individuelles sur un sujet aussi important que l’exil est parfois difficile, mais il parvient à maîtriser son propos malgré quelques failles de réalisation.


Styx, c’est le fleuve de l’enfer dans la mythologie grecque qui sépare les vivants et les morts, comme la Méditerranée sépare le sud du nord, ou plutôt les pays dans le besoin de ceux qui représentent le rêve d’une vie meilleure. De cette métaphore cruellement bien trouvée, naît un film qui narre la solitude d’une femme face aux espoirs de milliers de personnes où le paradis est omniprésent. Styx est rempli de références, d’images dont le spectateur doit se saisir pour avoir les clés du récit, ou pouvoir créer lui même ses propres réflexions à l’issue du film. « Qu’est ce qu’on est ? Qu’est ce qu’on veut être ? » Ce sont les questions que le réalisateur ressort sans cesse, banales en apparence, profondes quand on y pense. Surtout lorsque Fischer glisse des messages subtils dès le début du film, où des singes apparaissent pour ne jamais vraiment nous lâcher durant toute l’œuvre, bien qu’on ne les voie plus.


Le réalisateur autrichien interroge notre propre conception de l’humanité, et utilise Darwin et sa théorie de l’évolution de manière subtile et imagée. En présentant les singes, espèce sacrée des îles Canaries, en scène d’ouverture, puis en renvoyant la protagoniste à son livre sur les plantes, à plusieurs reprises, le cinéaste crée un rapport humain/nature aussi riche que déstabilisant. Comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ? Des êtres aussi humains physiquement qu’inhumains, capables de laisser des bateaux entiers remplis d’Hommes se noyer dans les mers ? Quelle est notre part de responsabilité et que pouvons-nous faire ? L’évolution des espèces revient finalement à ce que l’être le plus évolué, soit l’Homme, se comporte de manière plus cruelle que l’animal. Et si les espèces ont dû changer pour s’adapter à l’environnement, alors comment devons-nous faire maintenant pour nous adapter à l’environnement, que finalement nous avons créé nous mêmes ? Le cercle est vicieux. Difficile de savoir si c’est réellement le propos du film, tant la métaphore de départ ouvre les perspectives et les interprétations. Sans jamais proposer de réponse, que lui comme nous, n’avons pas, Wolfgang Fischer propose au contraire, de réfléchir ensemble.


Styx est de ces films qui ne ravissent pas au premier regard, qui perdent un peu le spectateur mais qui, détachés de l’objet cinématographique, s’avèrent passionnants à étudier. Cependant, il reste une œuvre derrière les messages. Et celle-ci n’est pas des plus réussies ou du moins, interpelle dans son ensemble. La navigation en solitaire s’est déjà vue dans de jolis films. Outre la solitude exprimée par ces instants où l’héroïne se trouve seule en pleine mer, armée de courage et de force pour contrer les colères maritimes, le film a des liens parfois étroits avec le documentaire. Force est de constater que le réalisateur a fait de nombreuses recherches sur la navigation avant de se lancer dans cette aventure, et cette étude quasiment scientifique se sent à de nombreux moments. Fischer prend un soin particulier à montrer chacune des actions, chaque détail appliqué par Suzanne Wolf, si bien que le spectateur a presque l’impression d’apprendre à naviguer parfois.


L’actrice allemande vient du théâtre et on sent, par la force physique qu’elle met dans son personnage, qu’elle a l’habitude de se servir de son corps pour porter ses rôles. Cette idée de film physique rejoint une nouvelle fois le rapprochement fait avec la nature, comme si ce qui importait au cinéaste était finalement de sentir la nature aux prises avec cette femme. Le rapport au corps, on le retrouve dès le début lorsqu’elle nage nue dans la mer, lorsque les rayons du soleil frappent sa peau, et qu’elle se saisit de ces instants pour se refermer et savourer ces quelques heures de répit. La sensualité n’est certainement pas l’objet du film, mais sa sensibilité et sa force en sont les deux personnages principaux que l’on retrouve aussi bien dans son corps que dans son regard. Mais si ce dont elle fait preuve dans son expression corporelle force le respect, les émotions qu’elle apporte dans les scènes de dialogues restent moindres, et demeurent bien moins efficaces. Le film se déroule en offrant que très peu de répit aux oreilles du spectateur qui est envahi de sons. Aucune musique ne vient appuyer les scènes du film, mais le travail sonore est grandiose, et fait tout ressentir jusqu’à oppresser, à la manière de Le chant du loup.


Sans jamais montrer la misère, sans jamais attirer l’œil dans un pathos sans limite, le film se contente d’exposer la situation déplorable des migrants, et d’interroger de manière individuelle nos comportements. Styx est donc un film important et intéressant dans ce qu’il dit des Hommes, ou dans ce à quoi il pousse à réfléchir en tout cas, mais reste un peu faible dans ce qu’il propose en matière de cinéma.

gwennaelle_m
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le 28 mars 2019

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