Afin de mieux comprendre « Suspiria », il semble obligatoire de revenir deux années avant sa sortie, en 1975, lorsque son réalisateur, Dario Argento, se fait compteur d’un trompe l’œil macabre : « Profondo Rosso ». Véritable patchwork formel au scénario sophistiqué, ce film, archétype du giallo italien, exerce, encore aujourd’hui, un pouvoir de fascination indépassable dans le genre du cinéma d’épouvante, en mélangeant somptueusement intrigue policière et meurtres jubilatoires. Cependant, c’est avec ce même film qu’Argento annonce le changement de son style visuel éclaté et fondamentalement rutilant. À ce titre, « Suspiria » ne dispose en aucun cas de la rigueur scénaristique et formelle de « Profondo Rosso », et cela pourrait se justifier par le fait qu’il s’agit là du premier film fantastique d’Argento. S’il y a toujours l’âme du giallo, celle-ci se fait moins perceptible, au profit d’un spectacle graphique dantesque et pétulant, égorgeant nos fantasmes.


Véritable pandémonium onirique, « Suspiria » se tisse dans les traits d’un opéra baroque cristallisé par une structure visuelle multicolore, laissant la mort se cadrer sous toutes ses coutures. Alliant la précision d’un chirurgien et l’aisance d’un enfant, Dario Argento nous invite, à travers cette symphonie picturale, à un voyage aux confins de la fabrique horrifique. Et si les couleurs chaudes nous glacent le sang, c’est parce qu’Argento axe avant tout son film sur les sens. Suzy Banner, héroïne désincarnée et chimérique, intègre une école de danse parmi les plus prestigieuses. Pourtant, le long du film, nous ne la voyons jamais vraiment danser, ce qui d’emblée renforce le non-film de « Suspiria ». Ici, personne ne danse, sauf le giallo et le fantastique, s’associant pour une valse funeste reflétée par une esthétique volontiers abstraite, mais d’emblée attractive. La façade de cette école, à elle seule, est menaçante sous son rouge radical.


Comme nous le disions ci-dessus, « Suspiria » est ouvertement un film s’adressant aux sens, via l’apport de l’image, mais également celui du son. Lorsque Suzy arrive pour la première fois sur le parvis de son école de danse, la façade rouge mélangée à la pluie donnent au bâtiment une allure de coulée de sang vertigineuse. Ainsi, Dario Argento enlève à son film toute forme de réel, pour mettre en place un conte féérique outrancier et sensitif. Nombreuses sont les couleurs dont la présence semble injustifiée, ainsi que les décors labyrinthiques aux allures de maelström kaléidoscopique. On nommera notamment la fameuse séquence de l’assassinat de Sarah. Lorsque cette dernière se rend compte que sa mort est imminente, une lumière verte s’installe dans le décors. Le tout semble si surréaliste que nous sommes en droit de nous demander si nous sommes, en réalité, dans un rêve. Et l’ambiance irréelle du film ne s’arrête pas là, puisque Dario Argento, en plus d’assembler une considérable perte de repère, nous empapaoute, justement, dans une perte des sens.


Cette perte des sens, Dario Argento la rend possible par la voie de la déformation. Ici, chaque geste, chaque décors, est soumis à une exagération considérable. On pense notamment à l’artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher, et ses constructions illogiques affolantes. Et c’est ce que nous ressentons face à « Suspiria » : le film, dans ses décors comme dans ses formes et son rythme, parvient à happer une constante illogique. Quitte à être anecdotique, il ne faut pas oublier qu’initialement, « Suspiria » devait être interpréter par des enfants. Si cela n’a pas pu se faire pour des causes de censure, Argento a tenu à ne pas modifier les dialogues, conservant à son œuvre une naïveté inadéquate avec le contexte dans lequel se déroule le film. On note également les interprétations des comédiens, volontiers exagérées, pour ne pas dire surfaites, déformant ainsi considérablement la réalité. Ici, chaque couloir, chaque porte, chaque banalité appelle à l’inquiétude, pour ne pas dire à la mort. Et cela, encore une fois, se voit dès l’introduction, dans l’aéroport, où les portes coulissantes ne sont pas sans rappeler des lames tranchantes.


Autre chose interpellant nos sens : la musique, et plus généralement, l’utilisation du son. Encore une fois, tout est augmenté. Suzy verse du vin rouge dans un lavabo, on croirait voir une flaque de sang. Sans oublier la musique incisive, réalisée en collaboration avec le groupe Goblin, alliant nombre de sonorités menaçantes et redondantes, allant jusqu’à saturer l’image elle-même. In fine, le film va tellement loin dans cette oppression qu’arrive un moment où, au delà du fait qu’il n’y ait plus de réel, il n’y a tout simplement plus d’extérieur, et donc plus d’échappatoire à cette école maudite. Au point que Suzy, afin de découvrir le repère des sorcières, est obligée de compter ses pas pour ne pas se perdre dans ce dédale. Elle se laisse ainsi emprisonner dans ce mécanisme maléfique. En outre, la première, et mythique, scène de meurtre du film, est un pur chef d’œuvre de découpage, extraordinairement dérangeant. Trois personnages y interviennent : la victime, une amie de la victime, et une entité meurtrière que le film se passe de matérialiser. Vraisemblablement montée à l’aide d’une arme blanche, la scène met en avant des essais elliptiques particulièrement déstabilisants, puisque tandis que son amie se fait assassinée, son hôtesse part directement demander de l’aide, mais il n’y a aucun plan où nous la voyons entendre les cris de la victime. Sans compter le lieu : pure matérialisation de nos pires cauchemars, entre gigantisme et structure aussi incohérente qu’irrationnelle. D’emblée donc, Argento tisse sa toile en nous disant, dans un bain de sang, que seul ici compte le chaos, et non les normes. Et l’apogée de cette approche vient au moment où le cinéaste filme, en gros plan, un couteau entrer dans le cœur de la victime. Totalement surréaliste.


Il serait aisé de parler de « Suspiria » comme d’un fantasme cinématographique. Pourtant, contrairement aux avis de nombre de critiques, le film n’est pas une véritable rupture dans la filmographie de Dario Argento, qui, même en dehors du fantastique, à toujours laissé ses images flirter avec un timbre extravagant, voire même antilogique. On pourrait dire que c’est parce qu’Argento est un cinéaste vraisemblablement très instinctif, chose qu’il n’a cessé de conserver le long de sa carrière ; avant comme après « Suspiria ». Néanmoins, il réalise ici une véritable rupture esthétique. Et il ne va pas sans dire qu’il doit bien des choses à son chef-opérateur : Luciano Tovoli. Mais cette rupture n’opère pas qu’à la filmographie d’Argento, mais plus généralement à l’esthétique horrifique, et à un cinéma que l’on pourrait qualifier de « baroque ». On pourrait également se demander d’où viennent toutes ces outrances visuelles. La réponse semble évidente : déjà dix années plus tôt, Mario Bava, autre grand nom du giallo — dont Argento semble être, ni plus ni moins, le prolongement — s’adonnait à un cinéma occulte où l’épouvante se voyait traitée avec un onirisme transgressif, ainsi qu’un épanouissement inextricable des couleurs. On en oublierait presque de citer Federico Fellini. Mais toutes ces références sont évidentes, et ne vont pas à l’essentiel. Pour trouver les véritables influences de « Suspiria », il faut jeter un œil aux travaux des frères Grimm, ainsi que Walt Disney. Nous remontons dans une vieille Europe, quasi médiévale, celle des forets profondes, celle où la sécurité n’est nulle part. Car « Suspiria » est un conte moderne, une forme de mixe sous acide entre « Blanche Neige et les sept nains » et « Alice au Pays des Merveilles ». En évoquant ainsi l’enfance, le film pénètre notre inconscient pour en faire un sanctuaire des rites de l’angoisse.


Perte des repères, annihilation des sens, viol de notre inconscient, théâtre de la mort et vertige de l’irrationnel… Mais de quoi n’avons nous pas encore parler ? Peut-être de l’aspect le plus sibyllin du film : son sadisme. Comme nous l’avons vu plus tôt, les scènes de meurtre sont très ordonnées, méthodiques et mélodiques, bénéficiant toutes d’une intense splendeur sépulcrale. L’archétype, est, sans nul doute, l’assassinat de Sarah : enfermée dans une pièce et poursuivie par un tueur, cette dernière s’échappe par une petite fenêtre. Parvenue à s’extraire de ce traquenard, elle découvre, à l’autre bout de la pièce voisine, une porte de sortie. Sans même regarder ce qui l’attend à ses pieds, elle se jette vers la porte, et tombe dans un gigantesque amas de fils barbelés. Cette situation est totalement absurde. Que font ces fils de fer à cet endroit, pourquoi sont-ils entreposés là, et pourquoi faire subir à Sarah une mort si atroce ? Tout simplement parce que le spectateur ne croit peut-être pas aux sorcières, mais il croit à la douleur, et « Suspiria » brille de cette sombre magnificence.


Envoutement des sens et torture des nerfs, « Suspiria » se complait dans l’abject le plus absolu, en se faisant le théâtre apocalyptique de la violence descriptive et du chaos mental, tout en s’assurant d’une atmosphère luciférienne, rendue plus crédible par un manoir immaculé et un sadisme dantesque. Ici, l’horreur est plurielle, autant qu’elle se retrouve exacerbée, poussée dans ses retranchements, et ses desseins obsessionnels. Nous parlions plus haut d’une danse entre le giallo et le fantastique, mais il serait tout aussi aisé de parler de danse macabre somptueuse entre sadisme et cauchemar. À ce titre, « Suspiria » développe une force inouïe, en nous invitant à l’intérieur du cadre, tout en cultivant le non-film, y faisant serpenter une insondable terreur. Car, finalement, cette danse, elle ne peut que se partager entre nous, et l’angoisse, dans sa forme la plus pure. Car oui, jamais la peur n’a été aussi invisible, aussi belle.


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le 4 juil. 2018

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