Naturellement, Take Shelter évoque les doutes de l’Amérique, sa peur de toutes ruptures et son angoisse devant l’ennui et la trivialité existentielle, indispensables néanmoins à sa cohésion. Mais il s’agit là de lecture « entre les lignes » ; c’est dépasser le premier degré pour rester accroché au masturbatoire de bon aloi. Tout le monde clamera que Take Shelter est un chef-d’œuvre car il croque merveilleusement l’âme humaine : c’est un film poli et équilibré sur une Apocalypse vue de l’intérieur par un homme-réceptacle. Il n’y a aucune profondeur là-dedans, ni rien à deviner, ni rien à apercevoir au-dedans ou au-delà : car Take Shelter raconte le vide et la mort, il est fidèle à ses ambitions, mais c’est un produit platonique. La grande réussite de Take Shelter, c’est d’offrir le spectacle d’un univers stone, amorphe, ou rien ne se produit ni ne se manifeste sinon des symptômes cliniques (pour combler l’insupportable climat béant ?) et une peur diffuse mais croissante, globalisante.


Document somme doute très didactique sur les paranos obsessionnels, Take Shelter évoque un repli plus ou moins schizophrénique qui trouverait ses germes autant dans la psyché malade d’un personnage que dans sa terne condition. Les insistantes prémonitions ne font que remplir un peu cette petite vie lisse et innocente, dans un monde naïf, champêtre et désertifié à en être mortifère. Take Shelter peut être ainsi envisagé comme le récit d’un personnage cannibalisé par son atone cadre familial et ses laborieux choix de vie. C’est Sleepwlaker, avec plus d’élégance et d’intelligence dans l’élaboration des personnages, mais plus du tout de mystère (ni d’ambition narrative). La psychiatrie est convoquée (mère « schizo paranoïde »), les troubles et leurs symptômes sont cités, mais en vérité il ne s’agit que de mettre des étiquettes sur le vide spirituel et le chaos vierge mental du personnage.


Vide en lui-même, le film est desséché. Jeff Nichols met en scène un réel pauvre et dissocié, ponctué d’hallucinations grandiloquentes quoique d’une imagination et d’une grâce confinant aux papiers-peints Windows 95. Pas d’envolées esthétiques, encore moins métaphysiques ou organiques ; une petite injection est tentée au milieu de parcours, lorsque Michael Shannon (Bug) tente un retour aux sources du trouble (sans savoir la nature ni de ce mal-être ni de ce qu’il vient chercher), mais c’est un leurre. Take Shelter revient vite sur les rails du thriller qui ne dit pas son nom et cherche à s’habiller d’étrangeté sans en avoir les moyens… mais tout en disposant parfaitement des méthodes.


Calme et lointain mais pas opaque (tout juste discrètement bizarre), Take Shelter insinue surnaturel et folie dans le quotidien, soumet le temps et l’action à l’épreuve de timides torsions. Explosant dans des frayeurs brutales et ponctuelles, pour mieux s’éterniser dans des déambulations extatiques, Nichols floue les repères, en laisse peu et les fait pathétiques ou désuets. Il formate une détresse sans fondement, dresse un drame juste agrémenté de crises de rages et de coups de blues très standards (les esprits taquins les trouveront comiques), tout en excitant le spectateur par l’installation d’un climat de catastrophe voir d’horreur imminente.


L’errance filmée doit déboucher sur un prodigieux apocalypse qui, et c’est ça l’horreur (pour le héros) et l’affront véritable (pour le spectateur pressé), n’arrive jamais ou pas là ou il pourra produire des étincelles. En cela, Take Shelter, film d’atmosphère penaud et mystique sans motifs à la Shyamalan (et potentiellement happant -ou accablant- pour cela), peut être vu comme un programme à suspense, dont l’originalité est de mettre en scène des antagonismes invisibles et imperceptibles rendus préoccupants par une angoisse ingérable et vaguement communicative. Un Lost Highway vu de l’extérieur, sauf que le patient est moins exalté… Tout ça n’est qu’un travestissement brillant d’une trajectoire simpliste, étriquée et monochrome. La force du film est suggérée, toujours repoussée et jamais accouchée : c’était la condition pour rendre un tant soit peu attrayante et stimulante cette banale aventure somatique. D’un point de vue cinématographique et matérialiste, on pourra se gausser (Prix de la Semaine de la Critique à Cannes 2012) ; d’un point de vue humain ou conceptuel, il n’y a pratiquement rien à dire.


Take Shelter est limpide, soigné, achevé et fourni : mais c’est un film qui s’inhibe délibérément, demande trop (de patience et de confiance) compte tenu du peu de surprises et d’audace dont il fait preuve. Brillant mais vain, Take Shelter ne démontre rien d’autre que la science technique de son auteur. Immersion totale mais inintéressante : le regard inlassablement froid et omnipotent de la caméra ne fait que renforcer l’inanité objective de son sujet, au point que Take Shelter est aussi conséquent qu’un divertissement bourrin de seconde zone (le final annule toutes spéculations psychologisantes – ou alors c’est du new age beauf) alors que le traitement est d’une éloquence inouïe. Ce n’est pas un gâchis, mais néanmoins beaucoup de virtuosité pour un no man’s land catatonique.


http://zogarok.wordpress.com/2012/06/17/take-shelter/

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le 24 oct. 2014

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Zogarok

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