Après les deux précédents films de Jafar Panahi où il se mettait en scène chez lui, notamment dans « Ceci n’est pas un film » où il montrait à quoi ressemblait son quotidien dans l’incapacité de filmer, son dernier film « Taxi Teheran » sort sur nos écrans après avoir remporté il y a deux mois l’Ours d’Or à la dernière Berlinale. Il est depuis 2010 dans l’interdiction de filmer ou de s’adresser à la presse pendant 20 ans sous peine de 80 ans d’emprisonnement et fait donc un joli pied de nez au régime en décidant de filmer hors de chez lui. Pour l’occasion, il se grime de façon malicieuse en chauffeur d’un taxi dans lequel va défiler une galerie de personnages mettant en exergue les problématiques de la société iranienne actuelle. Entravé juridiquement il se montre plus rusé que jamais.


Une marge est pourtant difficile à cerner. Le régime iranien sait très bien que le réalisateur continue à tourner, mais il n’est pas pour autant arrêté et conduit en prison. Son aura à l’international lui sert de bouclier contre les injonctions des mollahs. Et c’est tant mieux car ce dernier film permet bien de prendre le pouls de Téhéran, capitale de cet Iran complexe et fin.


Filmer est pour Panahi comme un réflexe, mais son récit est tout de même structuré. Un toit ouvrant pour l’entrée de lumière, trois petites caméras Blackmagic pour les prises de vue et une prise de son directe. Le tour est joué. Un dispositif léger, au maniement facile. Tellement discret que l’un des premiers passagers croit qu’il s’agit d’un anti-vol. Le dernier plan vient contrebalancer cette idée avec humour. On peut penser à « Journal Intime » de Moretti dans la façon qu’à Panahi à se mettre lui-même en scène avec joie, orchestrant cet ensemble de faux comédiens. Mais aussi et surtout à « Ten » de Kiarostami sur lequel Panahi était assistant.


Vrai ou faux, est bien la question que l’on se pose tout le long des 80 minutes. Temps réel ou pas temps réel ? Caméra cachée ou pas ? Documentaire ou fiction ? Ou un peu des deux ? Là n’est plus la question. Le taxi devient en effet un théâtre où circule tout un pan de la société iranienne. Et notamment un personnage savoureux de vendeur à la sauvette de DVD piratés, qui joue son propre rôle, et reconnaît le réalisateur en tant que cinéphile, et lui demande de s’associer avec lui afin de faciliter son commerce. Avec lucidité, Panahi désamorce totalement la question de vrai ou faux et assume le côté fictionnel de son film. Mais le côté fabriqué de toute pièce n’agace pas pour autant.


Si le contrôle dans l’habitacle du véhicule est presque totale, ça n’est pas le cas de ce qui se passe de l’autre côté des vitres, et amène donc à faire cohabiter dans un même plan fiction et documentaire. À ce titre Panahi réalise un fantasme de réalisateur, une forme de lâché prise sur son image, et jusqu’où peut-il contrôler son plan. Il questionne à ce titre sa place de réalisateur tout en faisant preuve d’une réelle joie de filmer, une vraie déclaration d’amour formelle au cinéma et à son pouvoir. Pouvoir bien présent et le réalisateur met bien le doigt sur l’absurdité de sa situation. Car dans son film tout le monde filme ou use des images. Que ce soit un personnage qui regarde une caméra de surveillance pour confondre un individu. Un accidenté qui filme son testament dans une scène tragiquement drôle. Ou sa nièce qui filme son oncle pour un devoir, tout en lui rappelant les règles à ne pas enfreindre afin que son film soit « diffusable ». Il n’y a plus que le cinéaste dont c’est le métier qui se voit interdit de filmer.


Le documentaire s’immisce même dans une des dernières séquences jusque dans l’habitacle du véhicule lorsque monte à son bord une célèbre avocate, militante, que Panahi a rencontré en prison. Les deux vont parler de droits de l’Homme, car elle se rend prendre la défense d’une femme jugée pour s’être rendue à un match de volley réservé aux hommes. Référence bien entendu qui fait écho à son film « Hors jeu » dont l’idée lui était venue après que sa fille ne puisse pas assister avec lui à un match de football.


Avec un dispositif très léger Panahi nous livre un film qui regorge de cinéma. Alors oui le procédé est un peu éculé, et ne réserve que peu de surprises dans sa narration. Mais avait-il le choix ? Peu importe, le geste est important et le film est là, ce qui constitue déjà une grande réussite. Le résultat est une belle ode à la liberté de filmer. À la liberté tout court.


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LeBarberousse
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le 16 avr. 2015

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