Alors. Il faut que je reste calme, et que je m'astreigne à ne pas braire comme un âne la brochette de dithyrambes qui me défilent dans la tête... déjà parce que ce serait inévitablement grotesque, puis parce que ça ne rendrait pas justice à un ouvrage fait presque entièrement de parcimonie et de silence.


À propos de parcimonie et de silence, d'ailleurs, je dois dire – et ce sera la seule digression que je me permettrai hors du film à proprement parler – que je comprends assez mal le choix consistant à vendre l’objet pour ce qu’il n’est pas : à savoir un pur wuxia où les assassinats et le combat tiendraient la part belle, alors que les scènes d’épée mises en avant ne représentent qu’une fraction négligeable du film et que, pour l’essentiel, Hou Hsiao-Hsien s’applique précisément à contredire l’intérêt porté à l’épée (il va à plusieurs reprises jusqu’à laisser le combat hors champ !) parce qu'il lui préfère la dimension élémentairement poétique et méditative attachée à la figure du chevalier errant. Et là, il faudra qu'on m'explique : quel intérêt, même commercial, à orchestrer un malentendu entre l’œuvre et son public, et à amener dans les salles des spectateurs qui, n’étant pas avertis de la nature de ce qu’ils s’apprêtent à voir, abîmeront la réputation du film en criant au navet soporifique ?


Autant avertir, donc : c’est d’une lenteur sublime, mais c'est d'une lenteur radicale. Et refuser la lenteur, ce serait refuser le langage du film, donc lui rester extérieur et ne rien comprendre au geste cinématographique accompli.


Montrer moins pour montrer mieux.
La lenteur cependant n’est pas l’essence du geste ici, seulement un moyen privilégié d’en appuyer l’expression. Et ce qui frappe plus fondamentalement que la lenteur, à ce qu'il me semble, c’est la recherche, dans le geste, de l’économie – celle-là dont Herbert Spencer faisait la condition générale de l'élégance et plus particulièrement celle de la grâce dans les arts : économie du mouvement, économie de la parole, de la musique, du pathos. Rien de superflu.


La permanence devient, par effet de contraste, un piédestal pour les plus infimes fluctuations : la presque absence de la musique laisse tendre l’oreille au babil mêlé des oiseaux, des insectes et du vent ; les silences parfois interminables qui traversent les dialogues augmentent d’autant la signifiance soudaine des mots ; l’impassibilité des voix et des visages en rehausse l’émotion à chaque rare inflexion ; l’immobilité enfin, l’immobilité surtout, cisèle et magnifie le mouvement de façon éblouissante. (Sérieusement, je crois que je n'avais plus vu le mouvement magnifié comme cela depuis Le Château de l'araignée, de Kurosawa.) Les prises par ailleurs sont longues, les cadres jouent sur des valeurs de plans amples, ce qui logiquement augmente encore le sentiment de voir le mouvement prendre vie de façon plus autonome et plus authentique, puisqu’il s’inscrit dans une durée propre et s’épargne presque complètement les petites tricheries de montage. Mais décrire, en l'occurrence, n'a sans doute pas grand chose à apporter : il faut regarder et, plus que regarder, il faut voir, sous la surface, le jeu des forces invisibles.


Que je prenne un exemple, parmi d’autres qui vaudraient tout autant.
L’héroïne vient de rejoindre sa terre natale, lestée d'un lourd secret ; elle se tient dos aux femmes de chambre qui l’ont tout juste vêtue pour qu’elle puisse se présenter à sa famille ; elle regarde hors de la chambre, vers ce que l’on devine être un jardin ; puis plus rien ne bouge, que le vent qui s’engouffre doucement dans la pièce et vient faire trembler les rideaux et les soieries derrière elle. Et ce plan, si minimal qu’il soit, exprime avec tant de pureté le trouble du personnage dont l'âme tremble comme tremble la pièce, que l’on voudrait pour ne pas rompre l’impression avant de s’en être assez imprégné, que la prise dure encore – et là, miracle ! le réalisateur sait, et laisse durer encore, au-delà du raisonnable, jusqu’au sublime.


Alors l’on retrouve, je crois, la fonction propre et seconde de la lenteur, qui n’est pas de produire l’effet mais de le laisser vivre. La même lenteur appliquée à une image pauvre eût été intolérable, parce qu’elle n’aurait qu’accentué jusqu’à la gêne son insignifiance et sa vacuité ; appliquée à une image pleine, habitée, elle en laisse au contraire s’épanouir la puissance interne et la vie.


L’estampe faite cinéma.
La beauté du film, donc, me semble tenir foncièrement dans son dépouillement, dans la capacité quasi miraculeuse du réalisateur à tirer de l’économie et de l'élégance du geste un dévoilement de l’invisible. Or, solliciter de la sorte l’immobilité pour faire saillir plus pur le mouvement, le silence pour faire saillir plus pure la parole, le calme pour faire saillir plus pur le sentiment, bref – pour le dire en régressant au concept – solliciter la négativité du néant pour faire saillir plus pure la puissance affirmative de l’être, ce me semble très nettement apparenter l’approche esthétique de Hsiao-Hsien à celle de l’estampe chinoise classique : celle qui le plus souvent supprime ou réduit le décor à son expression minimale ; celle capable de peindre le mouvement de l’eau sans avoir à peindre l'eau, en ne représentant que l’effet du courant sur le corps des poissons ou sur celui des écrevisses. (Estampes de Qi Baishi.)


Ôter la matière aux yeux, en somme, pour donner la chose à voir à l’esprit.
Or de ce point de vue, il ne va pas du tout de soi a priori que la démarche artistique de l’estampe puisse se prêter au support cinématographique – ne serait-ce que du fait que le cinéma photographie son image là où l’estampe l’abstrait : impossible dès lors d’anéantir pour épurer à la façon dont le peintre anéantit ce qu’il décide de ne simplement pas représenter ; l’image photographiée est donnée d’emblée pleine, et pour retourner à l’épure il faut anéantir autrement.


À l’occasion l’on peut bien jouer d’un contre-jour pour transformer une scène en théâtre d’ombres, comme le fait le panneau-titre sur le lac au crépuscule avec les canards et l’oiseau perché qui, de tous les plans du film, compte indéniablement parmi les plus saisissants. Mais le reste du temps, il faut, comme le peintre pour faire surgir l’être du milieu du non-être vierge de la feuille s’en remet au noir l’encre, s’en remettre à ce qu’a toujours été l’encre du cinéaste : le mouvement. Et du jaillissement du mouvement dans l’image immobile – de celui des personnages jusqu'aux jeux du vent, des reflets, de la brume, des encens – découper au plus dépouillé l’état d’âme propre à la scène et la vie secrète qui s’y raconte.


Aussi, mérite d’être soulignée en passant la patience insondable dont témoigne un peu partout l’orfèvrerie de la réalisation : qu’il s’agisse de tourner en plan-séquence sur une crête de montagne où le vent fait remonter une brume inattendue, ou de capturer miraculeusement l’envol d’un oiseau solitaire après celui d’une nuée dans le prolongement d’un balayage déjà entamé sur la surface d’un lac au matin… il y aurait de quoi s’y méprendre et se demander quelquefois si le ballet de la nature ne s’est pas mis à obéir aux intentions de mise en scène plus que le metteur en scène n’a su guetter la nature et se plier à elle.


Le drame dit en non-dits.
J'avais promis de rester calme.
Est-ce que je suis resté calme ? À peu près, quoi !
Mais c'est que je dois mentionner l'écriture pour clore, qu'avec je vais devoir mentionner l'histoire de l'oiseau bleu... et que du coup, je vais perdre mon calme. Enfin, passons. L'écriture, donc : pour l’essentiel, j'en aurais quasiment été à me dire que les sentiments pouvaient se satisfaire d’être racontés par l’image, tant celle-ci les raconte à merveille. Mais l’écriture, pour ne rien gâcher, est elle-même presque aussi pure que l’est tout le reste, si bien qu'une fois abstraite de ses développements politiques somme toute inessentiels et peut-être trop envahissants en milieu de récit, l'histoire se réduit à une trame d'une désarmante simplicité : Yinniang, exilée de sa famille et remise aux soins d’une nonne en réalité maîtresse d’armes au sein d’un ordre secret d’assassins politiques, est jugée trop compatissante par celle-ci qui, afin de l’endurcir, exige d’elle qu’elle retourne à sa province natale pour en assassiner le gouverneur, qui se trouve être son cousin et l’homme qu’elle a aimé.


Histoire universelle s’il en est, d’écartèlement entre le devoir et l’amour, mais qui jamais ne tournera aux effusions – Hou Hsiao-Hsien préférant encore ici taire pour mieux dire, ou recourir une fois au poème pour figurer la tristesse lorsque Yinniang, abandonnée à sa mission, s'entend raconter l’histoire de l’oiseau bleu :



Le roi de Kaboul avait un oiseau bleu, qui n’avait plus chanté depuis trois ans. Un jour la reine lui fit remarquer : « Les oiseaux ne chantent qu’en compagnie des leurs. Mettez donc l’oiseau devant un miroir ! » Le roi suivit son conseil. L’oiseau bleu vit son reflet, et chanta sa tristesse, et dansa, jusqu’à mourir.



Après l’avoir plusieurs fois relue et méditée, je peine encore à distinguer d’où vient dans cette histoire si brève le sentiment vif qui me frappe le cœur. Bien sûr, l’on peut entrapercevoir le sens de l’histoire ; deviner (du moins dans un premier temps, même si, plus tard, cette interprétation sera bouleversée par une confidence de Yinniang), que celle que l'on croit encore être la nonne suggère à sa disciple de ne pas se laisser mettre en cage par l’amour d’un homme, là où Yinniang, elle, entend dans la tristesse prisonnière et esseulée de l’oiseau celle où la plonge cette mission dont elle ne veut pas. Mais cela, quoi qu'il en soit, n’est que la surface encore. La simple image de cet oiseau qui chante et qui danse jusqu’à se tuer : ça, c’est d’une poésie brute, profonde, irréductible… et d’une poésie qu’il était magistral de semer ainsi en début de film, car sans qu’il soit besoin d’un seul pleur, chaque fois que paraîtra Yinniang après cela, reparaîtra avec elle la figure de l’oiseau bleu en train de se tuer.


Remplir le silence d’une telle mélancolie ; oser la langueur jusqu’à l’hypnose et filmer longuement, de nuit, des intérieurs éclairés à la bougie à travers des rideaux flottants où l’œil cherche les silhouettes comme si elles étaient des fantômes ; saisir les personnages depuis un jardin, un sentier de forêt, une cascade… et chaque fois tout capturer : l’épaisseur de la nuit, la pâleur du matin, la coloration du jour, le froid ; atteindre conjointement à une telle pureté de ce que est montré et de ce qui est raconté ; immerger l’attention entière dans le murmure et la quasi totale immobilité, parce que ce qui apparaît à l'écran est hanté, parce qu’il y a des puissances invisibles qui s’agitent partout sous le calme plat de l’extériorité visible… et se permettre au détour d’un tel chef-d’œuvre, juste comme ça, avec une telle aisance, de contredire les codes d’un genre institué comme personne ne se l’était permis au moins depuis Wong Kar-Wai et ses Cendres du temps. Voilà, quoi : c’est grand.

trineor
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le 9 mars 2016

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