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PROLOGUE
La meilleure approche, la plus paradoxale aussi, est peut-être de s’attacher d’abord aux grosses imperfections du film, à ses défauts serinés un peu partout et tellement évidents qu’ils laissent sans doute filtrer quelque chose d’intéressant.


• La scène la plus emblématique de ces difficultés apparentes, celle où Robert De Niro / Frank Sheeran vient corriger un épicier qui aurait manqué de respect à sa fille, sous les yeux de celle-ci. Et là, tout semble très raté - la vitre de la boutique qui explose, à distance, sans que personne ne l’ait touché ; les coups (?) assénés (??) par De Niro sur sa victime à terre, et qui manifestement atterrissent à côté de leur cible ; et d’autant plus que De Niro a beaucoup de mal à soulever la jambe pour porter ces multiples coups de pieds. C’est d’autant plus étonnant que la scène est filmée en plan d’ensemble et que ces défauts criards en paraissent encore plus évidents (alors qu’ils auraient pu être largement masqués en filmant en plan rapproché et en caméra portée) ; et c’est d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’une scène-clé du film quant à la présentation du personnage principal et d’un thème aussi important pour le film que le lien familial. On se dit alors que de telles énormités n’ont pas pu échapper à des yeux aussi avisés que ceux de Martin Scorsese et de sa monteuse Thelma Schoonmaker lors de l’observation des rushes. Et on commence alors à s’interroger …


• La question des maquillages numérisés, liée évidemment à la question des différents temps du film, à l’âge des personnages - dont les acteurs principaux sont presque octogénaires. De fait on a un peu de mal à jouer le jeu à l’instant où Hoffa - Pacino interpelle Sheeran - De Niro par le surnom très juvénile de … Kid. Cela vaut en permanence pour les trois acteurs principaux, dont les maquillages pour le moins singuliers (auxquels il faut ajouter les postures physiques et les « déplacements ») tiennent largement de la vallée dérangeante. On s’en tiendra à des évocations très rapides :



  • Robert De Niro, le kid donc, est à peine reconnaissable avec un maquillage qui a ôté toutes les rides, tous les plis et tous les replis (mais qu’on devine à la façon d’un palimpseste tant le résultat obtenu, très perturbant, le laisse apparaître encore plus vieux). Et si l’on ajoute que l’acteur éprouve tout au long du film de grandes difficultés rien qu’à se déplacer, sur des jambes plus que fragiles, la question de son âge à tel ou tel moment du film s’avère définitivement insoluble …

  • Al Pacino, dans le rôle d’Hoffa qui devait avoir une cinquantaine d’années au moment des faits relatés (Pacino approche les quatre-vingts ans et son maquillage ne le rajeunit pas …), ne ressemble pas vraiment à son modèle et il joue par contre la carte de l’énervement, de l’agitation permanente, presque épileptique (histoire d’affirmer la force de son personnage- ou celle du grand acteur ?) alors même qu’il a constamment les plus grandes difficultés à se tenir droit et qu’on craint sans cesse de le voir s’écrouler tant il penche en avant (la loi de la pesanteur …) Pacino est sans doute en quête de son énergie et de sa gloire passées, mais il a désormais laissé ses habits de Corleone pour ceux, moins reluisants, d’Hoffa. Dans ces condition les combats puérils et à mains nues répétés contre un ennemi mafieux finissent par relever du pur burlesque …

  • Joe Pesci joue au contraire le calme absolu, constant, à des lieues du personnage impossible à contenir mythifié par Scorsese. Et cette seule attitude, très habile, marque sans doute un infléchissement dans la façon dont le réalisateur oriente à présente sa grande saga. On y reviendra. Le maquillage de Pesci, très paradoxalement … le vieillit. Il ressemble à un vieux lézard, à un margouillat, couvert d'anfractuosités, de plis et de rides …


    Oui mais - ces erreurs, ces maladresses apparentes vont aussi dans le sens du film : une lutte, perdue d’avance, contre le vieillissement dans un récit crépusculaire. Au reste on ne sait jamais vraiment à quelle période de la vie des personnages se situent les images qui défilent sous nos yeux. Avant, après, avant quoi, après quoi ? Et du coup on ne peut qu’admettre cette confusion sans doute délibérée, cette lutte totalement vaine contre le temps. Ce n’est pas la réalité sans doute, Pacino ne ressemble pas du tout à Hoffa et De Niro encore moins à Sheeran et cela n’a aucune importance. Ce n’est certes pas la réalité, mais c’est la réalité du cinéma. Et l’excès de maquillage participe de cette réalité.



• Les questions, certes plus importantes, du montage et du scénario : les difficultés rencontrées pour le découpage peuvent être liées à la durée excessive du film et à la difficulté consécutive à lier toutes les intrigues qui s’y superposent (en plus de la superposition des époques), de façon encore plus évidente à l’instant où un événement essentiel (l’arrivée de Hoffa / Pacino) impose la recentration complète de l’histoire. Dès lors les intrigues secondaires peinent à s’insérer dans ce nouveau récit ; c’est particulièrement évident pour l’histoire de Joey Gallo, de son ascension à son élimination, pourtant posée comme importante, abordée en montage (très difficilement) alterné avec les épisodes Hoffa – et à laquelle le spectateur ne comprend à peu près rien, alors même qu’elle tenait une place importante dans les mémoires de Frank Sheeran : qui est la cible de l’attentat commis par un jeune noir américain et pourquoi cet attentat ? Quel est le lien entre Joey Gallo et la mafia Bufalino (Joe Pesci) ? Le film n’apporte aucun élément de réponse …


Cela dit, la confusion n’emporte pas seulement le spectateur, mais encore (surtout ?) les personnages, finalement perdus dans la « gestion » tourbillonnante de leurs affaires. Et de ce point de vue la confusion tient sans doute autant au scénario, confié à Steven Zaillian (qui malgré un C.V. impressionnant auprès de réalisateurs réputés, Spielberg, Schlesinger, De Palma, Ridley Scott, Pollack, Fincher … et Scorsese lui-même) n’est sans doute pas un grand scénariste. Au reste, l’affaire Hoffa, dont le retentissement a certes été très profond aux Etats-Unis, a déjà été évoquée plusieurs fois dans des œuvres de fiction – sans que celles-ci aient pu échapper à la confusion la plus totale. C’est le cas au cinéma pour le biopic, assez médiocre consacré à Hoffa par Dany De Vito, ou en littérature pour une des œuvres les plus ambitieuses (et les plus faibles) de James Ellroy, American tabloid dans lequel Hoffa joue également un rôle important. Autour de ce personnage, tout semble définitivement très embrouillé, pour les mafieux sans doute, mais également pour les auteurs et pour les spectateurs. Chez Ellroy cela va même plus loin : c’est la tentative (qu’il réussit le plus souvent très bien) de lier fiction et réalité qui ici avorte totalement. Ainsi tous les passages consacrés aux Kennedy peinent-ils à s’articuler avec le reste du récit, comme des pièces (mal) rapportées. Et très curieusement (ou pas) le problème est exactement le même pour Scorsese, entre la petite histoire (celle des mafieux et de leurs familles) et la grande Histoire, toujours avec les Kennedy, dont la présence ici (avec même quelques documents d’archives) n’éclaire en rien le reste du récit.


Quant à la vérité, elle ne sortira sans doute pas du puits (celui, peut-être, où le cadavre d’Hoffa aurait été balancé …)


Au reste, avec le temps, l’assassinat d’Hoffa peut être revendiqué comme une médaille, un très haut fait d’armes par des tueurs en bout de course et qui ne risquent désormais plus rien : c’est le cas de Frank Sheeran, c’était aussi une revendication de Richard Kuklinski, le très fameux Ice-man, en quête d’ultimes faits d’armes avant leur mort. Rien n’est moins sûr (et pas davantage pour le meurtre de Joey Gallo, également revendiqué sur le tard par Sheeran), la vérité et la fiction sont définitivement emmêlées …


FIN DU PROLOGUE


Et début de la critique, qui sera sans doute bien plus positive (et peut-être bien moins longue).


La lecture peut commencer.


Avec son Irlandais paradoxal, Scorsese poursuit (ou achève) sa grande saga, dont le film constitue le quatrième élément après Mean streets, Casino et Les Affranchis (on retrouve sans doute, en arrière-plan les thématiques abordées dans Raging bull, dans Les Infiltrés, voire dans Taxi driver - mais sans le caractère intime, plus que personnel, presque autobiographique, au moins en rêve des quatre premiers films) : un micro-monde, celui du crime organisé dans la société italo-américaine de New-York qui constitue le socle de sa comédie humaine. Une manière de miroir à peine déformant de la société dans son ensemble, autour de grands thèmes constamment déclinés, repris, enrichis : le bien et le mal, la fidélité et la trahison, la culpabilité, la grandeur et la décadence, la famille et la religion, la violence extrême …


Tous ces thèmes sont à nouveau déclinés dans The Irishman mais avec une différence essentielle : désormais les personnages et leurs incarnations (De Niro son double, encore et toujours) sont vieux et la fin est très proche. Cela vaut évidemment pour les premiers rôles, De Niro et Pesci qui peinent à retrouver leur énergie passée, mais aussi pour l’ensemble des protagonistes : les nouveaux chefs sont vieux avant l’âge, gros, déjà usés ; on songe notamment aux personnages interprétés par Jesse Plemons (dans le rôle du fils adoptif d’Hoffa), Bobby Cannavale (très fatigué ...) ou plus encore à Domenik Lombardozzi (l’acteur de The Wire, absolument méconnaissable). Et leur univers est dès lors dépressif, à l’image d’un mariage tardif et très peu festif. Quant au mouroir pour vieillards dans lequel finissent par échouer Sheeran (De Niro) et Bufalino (Pesci) …


En réalité The Irishman ne propose pas une nouvelle déclinaison des grands thèmes chers à Martin Scorsese ; il ne prolonge pas la saga. On aurait plutôt tendance à penser qu’il la clôt. Un film crépusculaire et testamentaire.


Mais certes pas dépressif.


Parce qu’il est magnifié par une grande mise en scène. On s’en tiendra à un exemple éloquent, un plan-séquence, totalement maîtrisé, et surtout plus que parlant :
… un salon de coiffure dans un immense centre commercial, un personnage (découvert pour la première fois et qu’on ne reverra plus) qui en sort, s’engage dans la galerie, bifurque à l’instant où il croise deux nouveaux personnages à chapeaux, qui tournent dans la direction opposée, que l’on suit à présent, qu’on finit par perdre à l’instant où on passade devant la boutique d'un fleuriste, qu’on s’attarde sur une grande gerbe de fleurs - et que retentissent dans le hors-champ plusieurs coups de feu, sans doute dans le salon de coiffure d’où tout partait. On ne saura jamais qui étaient ces individus, qui a été tué, le lien avec le récit central … Cela n’a aucune importance car la séquence suffit à tout dire de la manière et du mystère de cet univers-là.


On peut aussi s’attarder sur l’humour, constant, un peu comme la politesse du désespoir, fonctionnant toujours sur un décalage absolu. A nouveau on s’en tiendra à quelques exemples évocateurs : le choix des deux revolvers retenus pour une exécution à partir d’un argumentaire commercial et documentaire, technique et abscons, digne d’une manufacture des armes ; le cimetière des armes abandonnées au fond de l’Hudson, toutes au même endroit, en très grand nombre, et découvertes dans un beau plan subaquatique ; la question du transport d’un poisson frais dans une automobile, avec la problématique des odeurs, largement débattue dans la voiture à en question dans les instants qui précèdent la scène la plus dramatique du film, les combats de cour d’école entre Hoffa et son rival mafieux, pathétiques et (involontairement) drôles - et l’humour suffit alors à gommer le pathétique …


Dans cette perspective, The Irishman aborde aussi une thématique relativement absente dans les œuvres précédentes : la tentative de rapprochement entre les mafias, italienne, irlandaise et juive – avec l’incarnation très symbolique de Sheeran, Irlandais échoué dans la mafia italienne à la suite d’une rencontre plus qu’aléatoire avec Pesci-Bufalino. Et on ne s’inquiète pas alors de la crédibilité de Robert De Niro dans le rôle d’un Irlandais … on est au cinéma. Mais cette tentative est un échec - provoqué par Hoffa (lui-même interprété, et ce n’est sans doute pas un hasard, par Al Pacino … qui n’appartient pas à la famille cinématographique de Scorsese), simplement parce que Hoffa (qui n’est ni italien ni irlandais) ne peut aller au-delà de sa haine des Kennedy. Échec donc …


The Irishman est « construit » à la façon d’un road movie : la traversée familiale et automobile d’une grande partie des États-Unis, prévue pour trois jours et avec maintes pauses cigarettes vers un lieu de villégiature, par Sheeran, Bufalino et leurs épouses. Le parcours bifurquera, inévitablement, vers des cieux moins sereins, toujours ce même décalage entre le réel le plus ordinaire et l’autre univers.


Mais ce parcours est aussi, on l’a compris, un voyage dans le temps, avec maintes stations (où on les découvre bien plus jeunes, ou bien plus vieux, les époques finissent effectivement par se mêler, un trajet qui s’éternise (bien plus de trois heures) - et on peut comprendre que Scorsese ait un peu de mal à faire plus court, histoire peut-être de repousser l’instant où ses deux vieux héros se retrouveront face à face et face à eux-mêmes dans cet hospice déprimant, à l'heure où sonne l'heure.


The Irishman est un film testamentaire et crépusculaire.


*Le titre de la critique renvoie à un recueil de Nietzsche, tardif, effectivement crépusculaire (et testamentaire), dans lequel il va jusqu’à reprendre des fragments de Zarathoustra.

pphf
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le 7 déc. 2019

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