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Lèvres pincées, cheveux gominés, yeux plissés et rieurs, main plongée dans sa veste et crispée sur la crosse d'un revolver, Robert De Niro est dans mon salon, prêt à en découdre une nouvelle fois. Il est, cette fois-ci, Frank Sheeran, que tous connaissent sour le nom de « The Irishman ». Alors qu'il est un simple chauffeur de camion transportant des carcasses de boeuf, Frank va nouer des liens avec les membres de la mafia. De manière fortuite tout d'abord, en rencontrant Russell Bufalino, chef mafieux sicilien, à une station service ; puis en commettant de petits larcins qui l'amèneront dans le giron de Russell et de son clan. Frank, contrairement à Henry Hill dans Les Affranchis, n'a pas toujours rêvé d'être un gangster. Il devient un homme de main par la force des choses, c'est tout.


I Heard You Paint Houses (attention à ne pas chercher le titre du livre en français car vous allez être spoilé…) est un livre testamentaire écrit par Charles Brandt, procureur général et avocat de Frank Sheeran. Le livre est en quelque sorte la confession du gangster qui est alors à la fin de sa vie. The Irishman, réalisé par Martin Scorsese, est l'adaptation de cette confession, scénarisée avec brio par Steven Zaillian, connu pour les scénarios de La Liste de Schindler, Gangs of New York ou plus récemment de la mini-série The Night Of.


La première heure du film est une introduction. La longue introduction d'une fresque de 3h30, racontée par un Frank Sheeran en fauteuil roulant, dans le coin d'une maison de retraite. Scorsese laisse son protagoniste prendre son temps, se perdre dans les détails et dans les flashbacks qui retracent sa vie de tueur à gages, sans chercher à se justifier ni à se faire pardonner. Les faits, rien que les faits, voilà ce que raconte le vieil homme. Et alors, on s'imagine Charles Brandt assis face lui, prenant nerveusement des notes. Scorsese opère un basculement avec l'arrivée de Jimmy Hoffa, dirigeant du puissant syndicat des conducteurs routiers américains. Hoffa semble s'accaparer le récit de Frank, lui volant la place de principal protagoniste. Une sorte d'hold-up scénaristique qui va déclencher toute une série de dissensions et amener sur la table les choix cornéliens de fidélité et de trahison que l'on retrouve souvent dans les films de gangsters. Les protagonistes sont alors extirpés de leur simple rôle d'exécuteur.


On ressort de la "séance" quelque peu étourdi, conscient d'avoir vu probablement le dernier chapitre d'une grande épopée cinématographique de la pègre américaine. Celle initiée il y a près d'un demi-siècle par Scorsese et son Mean Streets. Celle où s'entremêlent les mafias italiennes, juives et irlandaises. Celle de la première collaboration d'Al Pacino, qui interprète Jimmy Hoffa, avec Martin Scorsese. Une première collaboration qui, paradoxalement, renforce cette triste impression que la boucle est bouclée. Les autres sont là aussi, Robert De Niro en Frank Sheeran, Joe Pesci extirpé de sa retraite pour le rôle de Russell Bufalino et même Harvey Keitel dans son rôle du vieux boss Angelo Bruno.


Le principal bémol du film est la crédibilité des acteurs dans les scènes se déroulant dans les années 50. Grâce à une technologie très coûteuse basée sur la capture, à l'aide de caméras, des expressions faciales des comédiens qui sont ensuite traduites par un logiciel sur des versions plus jeunes des acteurs ; le rendu est bluffant. Mais ce qui n'est pas "traduisible", c'est la fluidité des mouvements qu'un acteur de 80 ans ne peut avoir. Un physiothérapeute faisait partie de l'équipe de tournage pour aider les acteurs sur ce point-là, ce qui a certainement permis d'atténuer la discordance entre l'apparence physique et la gestuelle. Mais lorsque De Niro, qui est censé avoir 30 ans, tabasse le pauvre épicier du coin qui avait osé bousculer sa fille chérie, la discordance est flagrante, donnant à la scène un arrière-goût pathétique.


The Irishman est donc la fin d'une ère. Celle des films de gangsters du réalisateur, mais aussi celle d'Hollywood car il s'agit là d'un joli pied de nez au cinéma qui avait lâchement tourné le dos à ce monstre sacré lorsqu'il présenta son projet pour lequel il tenta, en vain, de trouver un financement pendant 9 ans. Le film a coûté 169 millions de dollars et a été financé à 100% par Netflix qui, cerise sur le gâteau, lui avait laissé carte blanche. Par comparaison, Aquaman, produit par la Warner et diffusé en salle a coûté 160 millions… Invité sur le plateau de l'émission Quotidien, le réalisateur avait été questionné sur ses récents tacles appuyés envers les films de super-héros. Son explication sonne comme une funeste prophétie :



Les autres films sont bien faits, c'est sûr, avec des très bonnes équipes. Mais c'est une nouvelle forme d'art, c'est différent. [...] Mais je suis très inquiet que cela fasse disparaître la relation directe qu'ont les spectateurs avec les films qui traitent des hommes, de l'âme humaine, de la condition humaine, des films que l'on peut revoir dans 10 ou 15 ans et y trouver un nouveau message.



Les regrets et le déchirement de la culpabilité sont des sentiments auxquels ne nous avait pas habitués le réalisateur. Le souffle mélancolique de cette oeuvre, de ce temps qui passe et dont il ne reste rien sinon des souvenirs, donne à The Irishman une dimension crépusculaire. Tout ceci sonne comme un cruel, mais inévitable, dernier baroud d'honneur.

Vincent-Ruozzi
8
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le 29 nov. 2019

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Vincent Ruozzi

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