The Killer
7.6
The Killer

Film de John Woo (1989)

Des plans de Hong-kong, lointaine et électrique dans la nuit. Une petite église nichée en dehors de tout repère géographique, comme une parenthèse dans la réalité. A l'intérieur, un homme est assis qui regarde d'un oeil douloureux les figures religieuses. Il s'agit de Jeff, un tueur professionnel incarné par Chow Yun-fat. La lueur de centaines de bougies le baigne d'une aura irréelle, renforcée par la musique mélancolique de Lowell Lowe. Un autre homme ouvre soudain les portes de l'église avec grâce, la caméra suit ses mouvements presque en glissant, comme dans un rêve. Cet homme vient s'asseoir à côté du tueur. Dans sa valise, la photo d'un homme à éliminer.


Je ne saurais dire à quel point ces deux premières minutes sont magistrales. Pas un mot n'a encore été prononcé et, pourtant, presque tout a déjà été dit. La scène suivante est à l'avenant. Une rencontre romantique mais épurée, un jeu de regards constant puis, sans prévenir, une fusillade incroyable, brève mais puissante. Armé de ses deux flingues, Jeff tue sans plaisir mais sans hésitation. Il bondit, se relève, vise sans fausse note. Avec une économie de mouvements remarquable, l'homme conquiert l'espace restreint dans lequel il se trouve, sanctifié par la caméra de Woo, qui chante plus qu'elle ne filme. La suite de The Killer ne dénote pas, le style du réalisateur, qui a enfin carte blanche pour livrer une oeuvre personnelle, est déjà à son apogée. Chow Yun-Fat, de son côté, n'est plus obligé d'en faire des tonnes pour paraitre cool: sobre, beau comme un dieu, le regard brulant de rage et de remords, l'acteur nous livre enfin une prestation digne de son talent, parfaitement mesurée, inoubliable. La caméra ne rate rien des infimes variations de son visage. Une brève contraction nous dévoile tous les tourments de son âme, amplifiés à chaque coup de feu que Jeff se voit contraint de tirer.


Le fond et la forme se rejoignent enfin vraiment dans le cinéma de Woo. On plonge dans le coeur même de la rédemption, on parvient à gouter son amertume. Pour y parvenir, le métrage nous fait suivre le parcours parallèle du tueur et du flic, interprété par le très bon Danny Lee. L'obsession de celui-ci de capturer ce qu'il considère comme un fléau mortel fait peu à peu place à la compréhension et à un retrait du manichéisme. Les deux hommes se rapprochent, finissent par se comprendre, par le biais des dialogues, certes, mais surtout par celui des gunfights. En effet, les fusillades n'ont plus rien de gratuit (on se souvient du final de A better tomorrow 2...) mais expriment directement l'évolution psychologique des personnages. The Killer se place donc comme un jalon majeur du cinéma d'action grâce à la puissance tant artistique que narrative de ses scènes d'action, toujours aussi violentes qu'émotionnelles. Les moments de silence et de contemplation ne sont pas en reste, comme en témoigne l'introduction de ma critique. Equilibrant parfaitement le rythme de son poème cinématographique, Woo parvient aussi à raconter des tas de choses avec une pose icônique, un éclairage particulier, une ambiance unique, etc, faisant de The Killer son oeuvre la plus réussie du point de vue narratif. D'ailleurs, si, sans être un échec, le film fut largement incompris à Hong-Kong (même par l'équipe de tournage, rendant Woo très solitaire pendant un moment), peut-être du fait de sa sensibilité européenne, il fut la carte de visite de Woo aux USA où son influence auprès de réalisateurs tels que Scorsese ou Tarantino n'est plus à démontrer.


On a pourtant failli ne jamais connaitre "The Killer": primo, personne ne comprenant où le réalisateur voulait en venir avec son histoire, Hark n'accepta de produire le film que grâce à Chow Yun-fat, immense star banckable qui laissa tomber ses autres projets pour travailler avec son ami John. Deusio, le même Tsui Hark, de plus en plus réfractaire à la stylisation de Woo, fit tout son possible pour modifier le film en cours de tournage. Si certaines de ses idées se révélèrent payantes (l'introduction qu'avait imaginée Woo devait à l'origine montrer Jeff jouant joyeusement du jazz avec une chanteuse aveugle noire), la plupart de ses interventions avaient pour but de retirer tous les ralentis et autres "fioritures" qui font pourtant partie intégrante de l'identité de l'oeuvre. Woo ayant heureusement envoyé balader son producteur, ce dernier, furieux, laissa trainer la pellicule dans la poussière un long moment, avant qu'un certain Terence Chang, nouveau producteur, ne se charge d'envoyer "The Killer" à plusieurs festivals à travers le monde... Le polar d'action venait purement et simplement d'être transformé.


Je suis d'autant plus déçu, à chaque fois que je le regarde, de constater qu'après avoir flirté avec une certaine forme de perfection pendant plus d'une heure le film verse soudain dans une mièvrerie assez lourdingue. Pour vous donner une idée, les mots "amis" et "amitié" sont prononcés au moins 50 fois dans le dernier tiers de l'histoire. Difficile de dire à quel point l'impact émotionnel de l'ensemble de l'oeuvre est amoindri.


Malgré cet accroc considérable, les images et le message romantique de The Killer me hantent depuis des années, de l'intro mythique jusqu'au final époustouflant, au point de faire définitivement partie de moi. Jamais violence et grâce ne s'étaient aussi bien mariées. Jamais non plus je n'ai revu une telle déclaration d'amour dans un polar.

Amrit
8
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le 29 janv. 2012

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