Nicolas Winding Refn aurait, selon ses propres dires, voulu mettre au monde avec The Neon Demon un film d’horreur pour adolescents. Si je cherche encore l’horreur, le spectre de l’adolescent prépubaire qui a fantasmé ce film est quant à lui bien palpable.


La beauté formelle, des plans comme des femmes, semble être le gouvernail qui guide le spectateur à travers ce qui se veut des eaux sombres et tourmentées. Hélas, c’est tout juste si l’on a le sentiment d’être dans une piscine à vagues, chaque remous semblant parfaitement indépendant du précédent, dans une ambiance incohérente qui peine à tenir en haleine. Aussi incapable de tenir un scénario qu’une atmosphère, The Neon Demon semble se dissoudre dans une identité déliquescente, nous glisser entre les doigts comme un liquide que toute notre bonne volonté ne parviendrait pas à retenir.


Commençons, néanmoins, par le commencement. Le cliché est éculé : c’est celui de la jeune fille, pas trop mal dotée par la nature, qui débarque de sa petite ville au fin fond des Etats-Unis pour embrasser ses rêves de succès à Los Angeles. Evidemment, point question de s’attarder ici sur une énième midinette dont les rêves seront brisés : notre héroïne, Jesse, est celle à qui tout sourira. A commencer par cette amie qu’elle se fait aussitôt arrivée sur place, en la personne de Ruby, maquilleuse dont le prénom est déjà attendu. A ce stade, on se croirait dans Showgirls de Verhoeven, et on suspecte le désir, ici aussi, de tourner en dérision ce modèle qui frise le ridicule, dans une embrassade si intense qu’elle en deviendrait destructrice. Guérir le mal par l’excès : on ne doute pas que NWR, qui sut instiller une ambiance aussi fourbe et malsaine que celle d’Only God Forgives, a tous les secrets de ce tour de passe-passe. On redescendra vite sur terre.


Outrancier, The Neon Demon le sera, sans l’ombre d’un doute. Stupre, violence et hubris pointent au rendez-vous comme les chômeurs à l’ANPE. Et c’est bien là le problème. On dirait ce cocktail tout droit sorti de la dernière édition de « La Provocation pour les Nuls », et de Ben Wheatley aux scénaristes de Game of Thrones ou House of Cards, de nombreux disciples s’évertuent à appliquer ces préceptes religieusement. Le véritable tour de force de NWR, cependant, vient de ce que malgré tout, il ne parvient même pas à égratigner les instincts les plus bas. Si High-Rise, du sus-cité Wheatley, m’avait été insupportable, au moins était-ce qu’il m’avait arraché des émotions frustrées ; The Neon Demon m’a laissée dans une indifférence polie. Et pour cause : ces visions ne parviennent pas à insuffler une atmosphère, elles sont justes posées çà et là par petites touches sanglantes.


J’y reviens car c’est pour moi le principal défaut de ce film : il manque d’unité. Je dis qu’il ne parvient pas à choquer, alors qu’objectivement il a tous les ingrédients nécessaires : c’est qu’ils semblent n’être pas assumés jusqu’au bout. Non, assumer est le mauvais terme, je ne doute pas un seul instant que NWR soit prêt à les assumer. Plutôt, j’ai le sentiment qu’il s’en « contente », comme si leur pouvoir de fascination étaient intrinsèque et ne nécessitait aucune opération pour les sublimer. Ils sont donc parsemés ici et là, dans des plans mis en scène à l’excès, mais entre eux point de liant. La tension retombe à chaque fois dans la platitude de dialogues simultanément grandiloquents et banals. A aucun moment les blancs ne sont montés en neige (pendez-moi pour cette métaphore culinaire je vous prie).


Il semblerait que The Neon Demon cherche à gagner sa légitimité par la composition de plans magistraux, dont la géométrie et les couleurs résonnent avec une bande-son hypnotique. Soit. De ce point de vue, on ne peut pas dire qu’il manque à ses promesses. Cependant, là encore, l’astuce ne suffit pas en elle-même : elle est devenue l’étendard du premier réalisateur montant venu. De plus, c’est un nouvel exemple de l’ambivalence du film, de cette difficulté à savoir sur quel pied danser. Les scènes les plus élégantes échappent en effet à la réalité, sont des allégories vouées à faire étalage d’une beauté formelle. Cette emprise du fantasme pourrait être une force, mais son usage irrégulier entraîne des ruptures de rythme et créent une distance plus qu’elles n’enivrent. On peine à identifier leur fonction narrative, car elles semblent faire progresser l’histoire en même temps que la psychologie des personnages, et fonctionnent à ce titre comme des ellipses ; mais cette subite substitution du symbolique à l’explicite se fait sans préparation, et nous laisse recoller les morceaux a posteriori.


Je voudrais à présent adresser la comparaison avec Only God Forgives. Ce précédent film était, plus encore, outrancier, symbolique, dédié à la forme ; moins encore, explicite et scénarisé. Cependant, l’énergie qui en émanait était uniforme : variable dans son intensité certes, mais cohérente dans sa nature. La tension visuelle – et avec elle la tension émotionnelle – était maintenue de bout en bout, chaque plan renvoyant une obscurité écrasante, une étrangeté perturbante. La richesse d’un scénario était tout à fait dispensable car, même sans elle, l’alchimie fonctionnait, la sensitivité prenant le pas sur la logique, l’esthétique seule étant suffisamment dense pour se suffire à elle-même. Je crus ainsi que NWR tentait ici de reproduire ce bras de fer dont il était déjà sorti victorieux, mais je fus vite déçue par les visions de The Neon Demon, tantôt trop élusives pour gorger l’œil, tantôt trop appuyées pour échapper au lieu commun, et toujours trop distantes entre elles pour dominer l’ensemble.


Au final, j’ai le sentiment de me retrouver dans la chambre d’un adolescent, aux murs tapissés de posters colorés à l’effigie de mannequins décharnées. Reliant ces compositions iconiques, une histoire minimaliste directement sortie de son crâne de lycéen frustré, avec tout ce qu’il comporte de fantasmes au premier degré, de provocation voire de ce qu’il pense être la transgression d’interdits pourtant maintes fois bafoués par d’autres que lui (on retiendra en effet deux aspects du scénario qui se veulent particulièrement choquants mais que je ne voudrais dévoiler ici). Cela expliquerait également la platitude de dialogues qui semblent, comme me l’a justement fait remarquer –ether–, émaner d’un individu unique à travers les bouches de tous les personnages. Des déclamations si creuses et prévisibles qu’elles frôlent l’abstraction.


Evidemment, bien évidemment, le cliché est assumé ; rien dans le film ne permettrait d’en douter. Seulement, à aucun moment il n’est transcendé. Il se contente d’être exploité, et quelquefois ornementé de jolies compositions : mais celles-ci sont pareilles à des bijoux trop gros sur un corps narratif trop frêle, qui l’alourdissent plus qu’ils ne l’embellissent. Le parti pris eût-il été purement formel, peut-être aurait-on pu se contenter de divaguer et de se laisser porter par les tableaux ensorcelants que l’on nous peint – comme cela peut être le cas dans Only God Forgives. Au lieu de cela, la volonté d’en faire une histoire, et de la faire passer comme horrifique, tombe tristement à plat. Et s’il y a vis-à-vis des banalités du film un clin d’œil mi-moqueur, mi-complice, je ressens en revanche dans cette démarche un premier degré indubitable. Le péché d’hubris sourd ainsi des deux côtés de la caméra.


En somme, le reproche que j’ai à faire à The Neon Demon est peut-être le même que j’ai adressé à The Assassin : celui d’un entre-deux maladroit où un scénario sans recherche vient troubler ce qui aurait pu n’être qu’un rêve. Néanmoins, il faut concéder à The Assassin une beauté formelle nettement supérieure et sans vulgarité ; NWR semble au contraire nous livrer une ode à l’artificialité, sans grande originalité. De la musique électro, quelques néons et des jolies filles au maquillage théâtral : cette esthétique clipesque ne suffit plus à se faire remarquer, et deux ou trois plans mémorables ne sont pas suffisants pour servir de phare dans cet océan convenu.


En fin de compte, le film est à l’image de son personnage principal, puisque l’on découvrira celui-ci simultanément orgueilleux et impuissant, faussement sulfureux, creux et vite oublié… Et ce naufrage, ni le visage d’Elle Fanning, ni la réputation de NWR ne parviendront à l’éviter.

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le 4 juin 2016

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Lila Gaius

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