Au commencement, un mystère. Celui d’un titre métaphorique dont la signification n’a de cesse d’échapper tout en cristallisant à merveille l’identité de l’œuvre qu’il recouvre. The Place beyond the Pines fait de l’au-delà et de sa quête le nerf dramatique d’une tragédie en trois actes à trois focalisations différentes. Chacune des trois parties porte en elle une certaine conception du beyond : c’est d’abord tout quitter, prendre la route dans l’espoir d’y trouver une renaissance perpétuelle ; c’est ensuite révéler au grand jour les exactions des forces de police, donc faire régner la justice ; c’est enfin plonger dans les paradis artificiels que sont drogues, alcool et campagnes électorales. Le film n’est, en fin de compte, que la somme de reflets empruntés à différents lieux, à différents temps, qu’il redouble, triple même, afin d’incarner à l’écran la destinée tragique de deux familles de personnages inconciliables, et pourtant réunies par les événements. Inconciliables, en ce sens où leurs infortunes n’ont pas les mêmes conséquences : la puissance de l’une est capable d’écraser l’autre.


Cependant – et là réside la très grande force du cinéaste –, les miroirs n’opposent pas mais rassemblent, font converger leur image, et c’est sous la forme d’une ombre protatique qu’apparaît Luke qui, après être sorti de sa baraque de forain (cf. le plan-séquence initial), quitte son enveloppe physique pour devenir un souvenir, le centre de la photographie. Son identité est d’emblée enracinée dans la nuit ; sa moto incarne sa soif de vie dans un monde qui ne lui a pas réservé de place. Luke accepte la fatalité qui pèse sur ses épaules, joue sa vie à chaque kilomètre supplémentaire ; il traverse la forêt à toute vitesse et reste ainsi à la lisière de l’immoralité : les braquages n’ont de motivations que familiales, ils doivent assurer une existence décente à ceux qu’il aime, ils doivent refonder. Par sa sauvagerie, Luke reste paradoxalement en marge de la forêt, se contente de l’arpenter à deux-cents à l’heure ou de monter dans le camion qui l’attend là, dans un renfoncement. Avery, quant à lui, pénètre dans les bois, une première fois menacé par un flic corrompu – il fera marche arrière in extremis –, une seconde fois retenu en otage par le fils de Luke. Il y finit à genoux, en contact direct avec cette marginalité que Luke traversait seulement. Avery s’avère donc plus coupable que le délinquant qu’il a tué, et cette culpabilité qui n’arrête pas de le tourmenter, tout entière détenue dans l’ellipse de quinze années (un écran noir), accouche d’un fils maladif qu’un père ne parvient à regarder sans éprouver un trouble profond. Chez Derek Cianfrance, la famille est constamment une cellule de crise où l’harmonie peine à s’installer dans la durée : devenir père et renoncer à l’idylle amoureuse, découvrir sur les flots un bébé égaré... En creux jaillissent néanmoins des lueurs d’espoir et de vitalité : ils se trouvent dans cette foi placée en la famille recomposée, ressoudée au gré des aléas d’une existence fluctuante – en témoignent les nombreux fondus enchaînés qui réunissent l’eau troublée et le visage d’un personnage.


The Place beyond the Pines entrecroise les familles et les milieux sociaux pour aboutir à une même impasse : ce lieu derrière les pins reste inaccessible ; seule vaut la griserie de l’instant, seule compte la vitesse. L’urgence apparaît comme du hasard apprivoisé. Aux commandes de sa moto, Luke fonce droit devant lui, et ce mouvement se transmet d’une génération à l’autre, d’un père à son fils : il est le fondement de l’espoir et le conservatoire impropre d’une mémoire aussi fugace qu’intense.

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le 29 oct. 2019

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