Thriller sous tension, drame sans pitié, chef-d'oeuvre crépusculaire.


Voilà comment résumer l'avis de votre serviteur sur le film de David Michôd, dont il n'a pas vu le précédent (et fort loué) Animal Kingdom, tient-il à préciser.


Oui, il y a quelque chose de dantesque, dans The Rover. D'abord parce que c'est le récit d'une fidélité à un principe (ce principe étant a priori la Volvo, avant d'en savoir plus à la fin) primant sur tout le reste dans un monde où "tout le reste" n'a plus aucun sens. Ensuite, parce qu'assister à ce spectacle est un peu comme marcher pieds nus sur des braises, douloureux et intense, en se disant que tout cela pourrait mal finir, car l'étendue de cailloux brûlés est sans fin, et que quelques vraies flammes jaillissent de-ci de-là ; à un moment, l'on attendra même, résigné, le grand incendie, celui par lequel tout disparaîtra, tant ce "tout" semble bien fragile et misérable. Pour finir, parce que le film ménage des éclats fugaces d'humanité, de lumière, au milieu de cet océan de noirceur mutique qui laissait craindre, à quelques moments, un nihilisme et/ou une misanthropie étouffants. Des éclats fulgurants, fulgurants de par leur exécution, leur timing, résultats de la mécanique implacable qui régit la dramaturgie. Des éclats qui laisseront le spectateur sonné, bouleversé par des émotions auxquelles il ne s'attendait peut-être pas.


Un principe. Mettons de côté le twist final qui, bien qu'il jette une lumière nouvelle et émouvante sur le personnage du quasi-homme-sans-nom interprété par Guy Pearce (entendra-t-on une fois son prénom, tout au plus ?), et sur une scène précédente de chenil, ne changera rien de fondamental. La Rover : un principe. Plus qu'un moyen de locomotion, la propriété, ce qui définit l'identité dans un monde en crise de définition. Bien sûr, il y a la considération pratique : sans sa caisse, au milieu de ces centaines de kilomètres de néant, le gars ne pourrait pas aller bien loin. Mais c'est aussi, surtout, une sorte de dernier bastion. Ce à quoi l'on se rattache quand on a tout perdu. Le "gang" qui vole ladite Rover à la suite de son braquage qui a mal tourné (plus des pouilleux aux abois que la bande à Mesrine) ne comprendra pas l'obstination d'Eric (c'est donc son nom, selon Imdb...), parce que dans leur monde, il n'y a plus de principes, juste la survie, et dans le film, le monde réel s'en rapproche hélas dangereusement. Mais c'est ce qui fait la force du poursuivant sur les poursuivis, pourtant en surnombre : la puissante dynamique du but à atteindre jointe à un instinct de survie tout aussi acéré.


The Rover place son action dans un monde qualifiable de post-apocalyptique. Monde éventuellement comparable à un univers médiéval (et encore, aux tous débuts...), quand le niveau technologique, la science et la médecine, ainsi que plus globalement le confort de vie ont dangereusement chuté vers le zéro. De ce point de vue, le film de Michôd ne sombre pas trop profondément dans les abîmes de la sauvagerie, conservant la mécanique, l'essence, la poudre et les fréquences radios. En dehors de ça, c'est un beau bordel que se paie le film, tant dans le travail de repérages (avec des décors dévastés bien que modestes - pas de NYC sous les fougères à la I Am Legend...) (mais l'Australie n'est-elle pas, de toute façon, un territoire aux confins du monde ?) que dans l'écriture des interactions entre personnages, d'une noirceur presque nihiliste (chacun pour soi, et Dieu pour... allo, Dieu ? Y a quelqu'un ?) sur laquelle on reviendra. Pour tout dire, l'irruption de pop music à la radio, vers la fin (de la pop datant d'avant la chute, ou bien actuelle, venant des sociétés ayant subsisté ?) détonnerait presque autant dans un reconstitution historique.


Mais ce n'est certainement pas l'élément qui a le plus intéressé David Michôd. Si le film rappelle inévitablement le Mad Max de George Miller (Australie + futur bien pourri + carrosserie + goudron), il se rapproche plus des westerns spaghetti (on y trouve les mêmes gueules cassées et la même poussière) et du sauvage The Proposition de John Hillcoat (on y trouve les mêmes mouches figurant la saleté généralisée... en plus de Guy Pearce), soit des univers plutôt qualifiables de pré-apocalyptiques, ou encore du cultissime The Hitcher de Robert Harmon, qui se situe à notre époque et a une histoire bien différente, mais traverse lui aussi un genre de désert, rouge et massif, qui aurait accueilli sans problème l'action de The Rover.


C'est ça, le truc : l'univers de The Rover n'est peut-être pas fondamentalement post-apocalyptique, puisqu'y subsistent des signes de civilisation, comme le chemin de fer symbolisant la civilisation subsistante (et suggérant l'importance écrasante de la Chine dans cette nouvelle économie mondiale...), à la manière d'Il était une fois dans l'Ouest. Ce qui compte, c'est où le récit se déroule, c'est-à-dire un lieu d'abandon, et ce que cet abandon a planté comme graine dans le coeur des hommes qui y survivent. On est très loin de l'hiver nucléaire de The Road (tiens, encore un film de Hillcoat !) ; l'important est qu'il n'y a plus rien, là, tout de suite, maintenant. Plus d'état, plus de police, plus de services, même plus de familles en place pour jouer ces rôles dans un esprit très Conquête de l'Ouest, de quintessence libertaire. Nothing.


Le parallèle avec The Hitcher n'est pas gratuit. L'action de The Rover ne baigne pas dans la même atmosphère fantastique, les motivations de son anti-héros sont claires dès le départ, et son action ne l'inscrit pas à rebours de la société moderne dans laquelle vie le héros de The Hitcher, Jim Halsey. A la différence du méchant de The Hitcher, Eric est un pur produit de son monde... et il le lui rend au centuple. Mais le fait que l'on ne sache rien de lui (tout juste l'histoire lointaine de son couple dans le dernier quart du film), ni de son passé (le soldat/mercenaire qui l'arrête évoque un crime qu'il aurait commis en territoire aborigène, dont on ne saura jamais rien), ni ce qui lui traverse l'esprit, ainsi que son caractère obsessionnel (son existence ne tourne tout le long du film qu'autour d'un seul objectif) le place, mine de rien, plus près de John Ryder que de John McLane. Une scène immense, qui se déroule entre lui et un des soldats-mercenaires qui l'ont capturé pour l'"envoyer à Sydney" (on n'en saura jamais plus, là non plus), surligne cette parenté : face à l'homme qui tente de le briser en lui annonçant que c'est "fini" pour lui, Eric l'accepte avec une résignation qui déstabilise son interlocuteur. "Vous le savez, que c'est fini pour vous aussi ?", lui répond-il. Tout est fini, se dit-on, et seul lui semble l'avoir compris. Vient alors ce qui est peut-être le moment phare du film : sa confession du meurtre de sa femme et de son amant, dans un passé apparemment lointain qui a laissé le temps à son âme de pourrir, et à son esprit d'assister impuissant à cette dégradation ; et surtout, sa réflexion sur l'impunité totale dont ce double-meurtre a été l'objet... chose qui lui a fait encore plus mal que son crime. Il aurait aimé payer pour ce crime, il l'aurait accepté ; mais tout le monde s'en foutait. Stade terminal du cancer d'une société : pas même la justice populaire n'est aux aguets. La performance fabuleuse de Guy Pearce, à cet instant-là, charge notre effroi du poids mythologique : en ces terres, les Dix Commandements, jamais entendu parler. Eric pleure parce qu'il le sait.


La comparaison avec John Ryder s'arrête là. Autant ce dernier affichait un état de jubilation perpétuel, autant Eric semble traverser la vallée de la mort et des larmes, lutherian style. Ryder avait le luxe de se payer une petite expérimentation de torture psychologique en terres dites pacifiées (les USA de 1985) ; Eric, lui, est un dommage collatéral de la conjoncture économique et de la connerie humaine, un produit trop conscient, conscient de son propre sursis. C'est pourquoi il souffre, et c'est pourquoi l'on souffre pour lui, malgré la quantité d'efforts qu'il met à être un salaud sanguinaire de première classe. On comptera bien quelques signes, comme cette étrange scène où une vieille maquerelle, pas du tout impressionnée par son pistolet, le pousse au bord des larmes en se contentant de répéter une simple question, n'acceptant pas son mutisme taciturne comme réponse (magnifique réaction de Pearce, impuissant face à cette quasi-figure maternelle). Mais c'est lorsqu'il dira au jeune Rey qu'"il ne faut jamais oublier les vies qu'on prend", et que "c'est le prix à payer", qu'Eric basculera de l'ombre à la lumière. Une lumière bien ténue, la flamme vacillante d'une bougie dans le vent opaque du désert australien, mais en fin de compte, quelque chose de bon.


C'est d'ailleurs à peu près là que la relation entre les deux hommes, l'implacable poursuivant et le candide captif, muera en quelque chose de mieux balancé, étrange prise d'otage où l'otage aura presque plus de liberté que son preneur (géniale scène où Eric est sur le point de descendre un gérant de station-service qui refuse ses dollars australiens, quand Rey vient régler le problème en réglant l'addition, ajoutant au passage des munitions et un carambar). Une illustration parmi tant d'autres de la fascinante relation qui se développe à mi-parcours entre les deux protagonistes, où chacun se révèle au contact de son antagoniste, presque son négatif photo, comme dans une sorte de dark buddy movie... : Eric révèlera son humanité ; quant à Rey, petit frère un peu lent et ramolli par une existence de prise en charge, il montrera (un peu prévisiblement, certes) qu'il n'est pas si lent que ça.


Le champ cinématographique de The Rover accueille à bras ouverts l'intensité toute singulière des performances de Guy Pearce, gueule de gendre idéal transformée en gueule cassée sans besoin de maquillage (passant d'élégants rôles dans L.A. Confidential, Iron Man 3, ou encore Le Discours d'un Roi à de l'indé dégling ou séries b méchantes du type Vorace, Animal Kingdom, Lockout et Des Hommes sans loi...). Dans ce qui est sans doute son meilleur rôle, Pearce épouse à la note près la partition brillante des scénaristes en dosant cruellement chaque démonstration de bonté, et en compliquant perpétuellement le mutisme qui caractérise le personnage, point sur lequel pas mal de détracteurs semblent se planter. The Rover ne se tourne pas dans le Manhattan des années 80 avec Diane Keaton à draguer. The Rover, c'est la fin, ou la croyance puissante en la fin, où chaque homme évite le plus possible d'ouvrir sa gueule pour ne rien dire, au cas où l'air viendrait à manquer. Eric est l'exemple radical ; Rey, l'exact inverse. Et à la fin, c'est le second qui changera le premier.


Un petit mot sur la forme du film, objet d'appréciation formidable sans lequelle aucun des éléments susmentionnés n'auraient autant d'impact, ni n'aurait inspiré un tel pavé (pour le meilleur et pour le pire). Sur le plan esthétique, on peut dire que David Michôd envoie l'artillerie lourde. Pas à la Michael Bay, hein. On a déjà établi quelques parallèles, Hillcoat, Refn. Certains parleront de maniérisme, sans doute les mêmes âmes tristes qui font ce même reproche triste à Nicolas Winding Refn (justement) et son Drive. Bien sûr, qu'avec un sujet pareil, le cinéaste s'éclate un peu. L'ouverture hallucinante, entrée d'Eric (à son plus mystérieux) dans un bar paumé en plein désert où passe de la pop chinoise (là aussi, préfiguration de la prédominance chinoise dans le monde du film, d'abord économique, puis de fait culturelle), rappelle celle d'Il était une fois dans l'ouest. Le découpage surprend aussi, parfois, par ses partis pris, comme celui de la fusillade dans le motel (on ne voit pas qui tire). Mais la critique n'en serait pas moins injuste : d'abord parce que le maniérisme et le dépouillement ne sont pas forcément antinomiques, ensuite parce que quasiment aucun des effets de Michôd n'est gratuit, supportant chacun la dramaturgie, et les émotions des deux personnages principaux qui régissent tout. On peut à la limite dire que l'outback australien est la figure de style du film, terre de ténèbres et de feu propice aux cadres les plus massifs et aux atmosphères les plus lyriques. Là, c'est sûr que Michôd s'autorise certaines "manières" : on pense aux somptueux plans d'horizons crépusculaires tandis que la voiture d'Eric et Rey sillonne la route. "Manières", c'est cela, oui. Cinéma.


En dehors de ça, un immense rien de désert, recouvert d'herbes mortes et de poussière en suspension, sous un soleil sans âme. Michôd y filme rien de moins que l'agonie, d'un regard sec, rugueux, sans concession. The Rover est ce qu'on peut appeler un film "dans ta face", à l'image de son premier mort, qui ne voit rien venir (et qui change la donne pour le reste du film), ni nous d'ailleurs. The Rover est un film qu'on ne voit pas venir. Comme ne voit pas venir la performance brillante de l'ex-vampire-avec-des-émotions Robert Pattinson, autrement plus intéressant ici qu'en chauffeur-cliché dans le vain film de Cronenberg Maps to the Stars, sorti à cette même période. Tout le challenge du rôle était son constant ballottement entre un vrai attardé et un timide un peu autiste sur les bords ; et en assurant parfaitement dans ce rôle à cent lieues du débile mental typique, le jeune acteur se place au même niveau que Guy Pearce, complétant la figure bicéphale d'un film opposant perpétuellement pulsion de vie et pulsion de mort, ying et yang, etc., sans pour autant jamais sombrer dans le manichéisme. Ils sont le coeur du film, et rarement coeur aura autant battu sous des dehors aussi impitoyables.


So far, le meilleur film de 2014 avec Her de Spike Jonze. C'est dit.

ScaarAlexander
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mes sorties ciné 2014 et Mon Top 10 de l'année 2014

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le 10 juin 2014

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le 13 juin 2014

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Scaar_Alexander

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