Dès les premières minutes deux références visuelles sautent aux yeux. Jacques Tati et Roy Anderson. Ce qui se confirme par la suite en pénétrant non pas dans l’histoire, trop fragmentaire pour être qualifiée comme telle, mais dans ce qui apparaît à l’écran, un ensemble de morceaux choisis d’un grand auteur en devenir.


Comme ces deux monstres sacrés, Ruben Östlund se penche sur l’humain, plus précisément sur ses comportements face à une situation donnée où il se retrouve en porte à faux. Ce qui viendra dérégler sa représentation aux yeux du monde et provoquer une réaction en chaîne négative. C’était déjà le moteur scénaristique de « Snow therapy » (beaucoup moins abouti malheureusement) avec cette famille en perdition suite à la faillibilité d’un père. Mais le réalisateur va ici nettement plus loin dans la réflexion qu’il articule autour d’un nombre de thèmes sur lesquels je reviendrais.


Le cadre de vie postiche dans lequel évolue Christian, directeur d’un musée d’art contemporain est impersonnel et froid. Le travail sur les lignes (immeubles, perspectives, éléments de décor intérieurs) est impressionnant, d’une part il renforce le côté trompeur de cet environnement et provoque d’autre part un sentiment de détachement, de désincarnation et d’oppression (comme dans « Playtime »). Seuls quelques éléments ou êtres humains discordants dans un plan nous rappellent que nous sommes dans la vraie vie (on pense à « Mon oncle »). La « Tativille » du XXIème siècle. Le grain de sable qui enraye la machine, c'est-à-dire cette vie que Christian a construite, le poussera alors, voire le forcera, à ouvrir les yeux, même si c’est difficile d’agir et s’adapter. La scène de l’escalier où, truffé de scrupules, il essaie de voir ce qu’il advient en bas avec ce jeune garçon, est paraboliquement belle. Il mettra du temps à quitter son palier et descendre de sa tour d’ivoire. Là globalement, nous sommes du côté de Roy Anderson avec cette vision noire et décalée. Cette opposition de deux mondes se retrouve dans un certain nombre d’autres séquences. La salle du musée où est exposée l’oeuvre au funeste sort « You have nothing » notamment, où elle trône dans un vaste espace (premier plan), et presque hors champs les guides amassés à l’entrée qui semblent ne pas oser s’y aventurer (mur, arrière plan). En retenant ces deux formes d’univers, Ruben Östlund s’amuse et nous amuse. Le rire est intériorisé, il ne repose pas sur un gag, mais bien d’une situation visuelle manipulée. Et on rit beaucoup dans ce film.


Avant d’attaquer le fond, il est bon de revenir sur la Palme d’Or reçue. Sans conteste, la récompense est excessive et pire dessert le film. Almodovar et son jury se sont sans doute dits face à cette nouvelle forme d’expression cinématographique qu’il ne fallait pas passer à côté. Que pour bien signifier qu’ils étaient dans le mouv « hype » rien de tel que le consacrer. Explosion de rire à contrario, car c’est justement ce genre de comportement que dénonce Östlund dans le film. Par contre, on imagine parfaitement que si « The square » avait obtenu un prix du scénario, ou du jury (le genre de colifichet dont les médias se moquent), une horde unanime se serait levée pour crier au scandale et mettre en valeur ce « petit » film tellement « lourd » ! De fait, ce prix magistral ne fait qu’exacerber les réactions positives ou négatives. Dommage ! Comme le disent Les inrocks, « allez donc voir The Square, mais n’allez pas voir la Palme ».


C’est vrai que le film est imparfait car trop excessif dans sa critique sociale. Avec ce personnage emblématique et classieux de Christian a qui tout semble réussir (honneurs, séduction, situation professionnelle…) on se rend compte de la fragilité et l’artificialité de l’homme, et à travers lui de ce qu’il représente. Il n’a aucune arme pour affronter la vraie vie et finira par casser tous ses jouets.


La représentation sociale est au cœur du film et est multidimensionnelle. Östlund égratigne tout le monde à commencer par Christian bien évidemment si symbolique de son milieu. Celui de la culture establishment (celle qui ne vit que du mécénat). Cette même culture qui pour être rentable se doit de marquer les esprits mais surtout séduire le conseil d’administration. Créer une exposition n’est plus seulement alors un acte bienveillant de vulgarisation artistique, mais bel et bien une activité, pérenne pour la structure société, qui se doit d’être lucrative. Pas étonnant alors que le marketing l’emporte dans les équipes sur la créa en matière de communication. Pour tout dire sur ce point on s’y croirait (aussi bien dans les comportements, que dans ce qu’il s’y passe).


Christian est alors tributaire de ce fait (il s’en confesse aux spectateurs dès le début avec des yeux de chien battu). Il en va de son image (cherchez bien et on retrouve à travers lui un beau florilège de patrons de structures culturelles), mais aussi de son standing. L’image fait vivre l’homme.


Plongé dans « le chaos » (tout est relatif) il ne sait comment réagir ni affronter les situations et ce n’est pas cette volonté d’absolution finale qui le fera évoluer. Dans son sillage, une belle galerie d’autres personnages permettent d’écorner cette société consumériste à l’excès. Le staff du musée avec les « élus du savoir » et ceux qui font le job. L’artiste altruiste facilement agacé face à un « importun » lors d’une conf de presse. La conquête d’un soir toute émoustillée qui fait tout pour provoquer la faute sexiste. La sdf Rom qui en est presque à ordonner la composition du sandwich que Christian souhaite lui offrir. Tout cela sont autant de petits coups de griffes que donne Östlund. Tour à tour il dénonce l’hypocrisie (le paraître), la lâcheté (le savoir faire) et la fatuité du monde (le savoir être). La scène de la soirée de Gala (dont le budget servirait à faire vivre un petit théâtre indépendant dans un quartier difficle, ou au fin fond de la Suède) est démonstrative. Tête baissée, chaque convive attend yeux à terre, qui sera désigné comme victime, plus rien ne bouge. Par contre dès qu’une personne passe à l’action alors tous se précipitent pour le lynchage. Cette scène est insoutenable !


Ce pauvre directeur de musée, est une victime, consentante certes mais victime. Et ce n’est pas l’art qui viendra le sauver. Quand un produit n’est plus bancable, mieux vaut changer de crémerie. La vision d’Östlund semble manichéenne ? Il n’en est rien. Réactionnaire ? (Tati avait également été qualifié de tel avec "Playtime") moins encore. Sa réflexion sur l’art contemporain fait partie d’un tout (le film aurait pu avoir en toile de fond le milieu politique, voire même quelques structures caritatives ou sociales). Comme Yasmina Réza avec « Art » il cherche à argumenter d’abord ce qu’il y a de plus abject chez l’homme, ensuite d’imaginer si les comportements peuvent se modifier en se confrontant aux autres. Savoir si la personne face à soi peut être loyale. Qu’elle soit à l'image de ce carré prison lumineux où règnent la confiance et l’altruisme… « The square » de fait, est une belle étude de caractères.


Avec un plus de vécu, d’expériences le film aurait pu être un chef d’œuvre, mais une certaine complaisance scénique (longueur, réitérations, suffisance…) fait que le pamphlet perd en force (la fin). La forme choisie est également sujette au trouble. La segmentation de l’action lui donne un aspect de films à sktechs, dont le seul liant serait Christian. Si la réalisation est implacable (certains plans sont tout simplement magnifiques) elle pose une distance qui peut être gênante. Les subtilités scénaristiques ou visuelles du film, tant par la forme que par le fond, s’adressent trop à un cercle élitiste. Ce n’est donc pas une œuvre grand public. «The Square» devenant alors film miroir, Östlund a peut-être cherché à se protéger ? A ne pas être celui que l’homme fauve viendra désigner ? Pourvu que ce soit un autre…

Fritz_Langueur
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le 25 oct. 2017

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Fritz Langueur

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