L'attaque des Titanes (machines désirantes)

C’est peu de dire que Titane, 2e long-métrage de Julia Ducournau était attendu au tournant. Quelle « suite » à donner à Grave, film d’horreur sur le cannibalisme très remarqué et qui a remporté un franc succès au-delà du cercle des amateurs de films de genre horrifique ? Avec une Palme d’or reçue au dernier festival de Cannes, on peut dire que la réalisatrice a transformé l’essai, au moins pour la reconnaissance du milieu pro et le buzz médiatique.


La bande-annonce nous laissait entrevoir un film assurément étrange, pas de pitch clair qui n’émergeait, construction en saillie sensorielle et hypnotique à la facture « pop néon » (spring breakers, Winding Refn etc.) dont l’ambition est souvent de sublimer, par hyper-esthétisation, le trivial ou le quotidien, voire le kitsch. D’aucuns reprocheront le maniérisme un peu trop évident et attendu. Et bien sûr les apparitions d’exosquelette métallique, les moteurs et tôles lorgnent du côté du Crash de Cronenberg, dont la réalisatrice n’a jamais fait mystère de son admiration.


Il n’y a effectivement pas tromperie sur la marchandise, la bande-annonce est bien la bande-annonce du film auquel on pouvait s’attendre, un cinéma dont le centre de gravité n’est pas le scénario et ses ressorts, plutôt un cinéma qui travaille la picturalité d’imaginaires, qui agence des motifs visuels et auditifs allant presque jusque à précéder le récit qui les dispose. Les scènes de danse éthérées, l’accouchement, les carcasses de bagnoles, la scénographie de flammes sont autant de tableaux que l’on vient relier. Ici le fil narratif doit plutôt être envisagé comme opérateur de la circulation des corps dans des espaces changeants, espace des corps désirants et, plus abstraitement, espace des transformations. C'est évidemment un film sur le corps, body horror, et les corps dans le monde et qui font monde. Le film prend un parti anti-psychologique : pas d’intériorité riche ou d’épaisseur romanesque qui viendrait à se verbaliser. On est dans le registre corporel et sensori-moteur, l’expérience du monde, son élaboration subjective, passe par la somatisation : corps agissant, corps souffrants, corps défigurés, corps en reconfiguration. Si psychologie il y a ce n’est pas celle de l’inapparent mais celles des affects physiologiques, dispositionnels.


On suit le personnage d’Alexia qui se voit, enfant, implanter une prothèse en titane dans le crâne à la suite d’un accident de voiture. Des fragments biographiquement signifiants qu’on nous donne, on comprend qu’il n’y a aucun amour entre elle et son père et elle le lui rend bien. Alexia danse dans des salons de tuning où les femmes sont ravalées au rang de faire-valoir des voitures rutilantes en exposition. Pure matière à spectacle, chosifiée, assignée à n’être qu’objet d’un désir en extériorité radicale, sans possibilité d'échange, elle fantasme son propre devenir-machine. Dépourvue d’empathie, presque mutique, elle ne fait la rencontre d’autrui que par l’acte de mutiler, tuer. Elle est sociopathe. Son instrument de mort peut être vu comme une sorte de sonde pénétrant des milieux à explorer. Comme Grave, c’est un film sur la transformation. Plus littéral, plus graphique, que son grand frère, Titane nous donne à voir des opérations de couplage de la chair et du métal. Ça touche, ça pénètre, ça baise, ça excrète, ça fusionne, ça s’hybride METAL. Mais les interfaces se font également frictions. Le tropisme de la chair pour sa propre abolition, le désir du sujet pour sa propre destruction comme sujet humain va finir par déborder Alexia, investir sa chair comme un greffon parasite. Les fluides corporels d’Alexia deviennent des fluides machiniques, le métal affleure sous la chair. Alexia tente de juguler ce processus. Le film n’invente pas les imaginaires qu’il mobilise (Alien, terminator, Tetsuo) mais sait habilement les gérer.


Parallèlement, les pérégrinations meurtrières amèneront Alexia à faire la rencontre de Vincent, pompier dopé aux stéroïdes qui n’est pas sans rappeler le Harvey Keitel de Bad Lieutenant. Vincent est rongé par le deuil impossible de son fils. Lui aussi il est en lutte contre son propre corps, chancelant. Comme Alexia et sa féminité, il s’aliène dans une masculinité qu’il n’arrive plus à porter sans expédient. Ce sont deux personnages dont les corps sont constitués mais aussi contenus, empêchés, enrégimentés par les mécanismes d’assignation de leur monde, des sujets qui performent, au sens de J Butler, les attentes de genre, d’identité, de filiation jusqu’à l’autodestruction. Chacun à sa manière hallucine son corps propre, excentré dans une image aliénante.


Tous deux trouvent à habiter la folie de l’autre, c’est la clé de leur libération. Elle passe par l’acceptation de l’amour paternel inconditionnel de Vincent. Inconditionnel car qui peut vraiment aimer l’usurpateur de l’enfant disparu ? Il y a un caractère monstrueux à donner et recevoir un tel amour. En acceptant cet amour Alexia s’humanise. Dit ainsi, on pourrait croire que le film retourne son projet radicalement behavioriste de corps sans parole en conversion intérieure. A bien y regarder non, cet amour passe par de l'incarnation, des manières de se rapporter à l'autre en acte, des nouvelles formes de visibilité, une coprésence à un territoire comme nouvelles configuration d’affects, dispositions et d’états physiques singuliers avec ses zones de valence ou d’imbrication possible ou au contraire de répulsion. Ce territoire reconfigure les coordonnées familialistes, identitaires de la machine sociale. Ce qui était vécu comme une effraction devient élan vers des possibles indéterminés. On ne peut manquer de penser à Deleuze et Guattari : les machines désirantes, le corps sans organes, le codage et recodage des flux, la déterritorialisation du sujet schizo.


Alexia et Vincent sont des sujets schizo, ils machinent un nouveau régime d’existence. Tout ça pourrait bien paraître théorique, et le film est effectivement travaillé par la théorie, mais il s’emploie toujours à médiatiser son contenu théorique, le traduire en problématiques et en enjeux visuels : par quelle modalité de monstration passe la détermination du masculin, du féminin ? Quels corps fabrique la réification ?


On s’autorisera à laisser un peu décanter nos premières impressions. Ce qui est certain en revanche c’est que ce que ce film se confronte à la déflagration du « genre », dernier grand message de l'Occident au reste du monde comme le dit Eric Marty.

Fab_le_Foufou
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le 20 juil. 2021

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Fab_le_Foufou

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