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Simulacres et S(t)imulations ou la métaphysique "méta" du métavers

Baudrillard, une des inspirations s’il en est des sœurs W, toujours aussi cinglant dans ses retournements paradoxaux, avait dit de la saga Matrix que c’était un peu le film sur la Matrice que la Matrice aurait pu faire. Il y aurait eu comme un malentendu constitutif à revendiquer l’influence du penseur de l’hyper-réalité pour qui le régime de la simulation signait la disparition du réel ou l’impossibilité de le discerner des signes dont ils tiennent lieu. En reconduisant la bipolarité tranchée entre d’un côté la réalité sèche et, de l’autre côté, le virtuel infiniment façonnable selon les désirs, Matrix se rendait fatalement coupable d’entretenir le couple apparence/réalité laissant accroire qu’en creusant assez profond sous la simulation il y aurait encore comme une expérience du réel authentique ou originaire.

L’allégorie de la Matrice comme instance autoritaire de contrôle des esprits n’est-elle pas l’opération de brouillage la plus rusée du « Système ». Est-ce à dire que derrière l’apparat subversif ne se jouait que l’énième acte de récupération de l’industrie du divertissement où la revendication critique ne serait qu’une labellisation marketing ? Quelles que puissent être les limites philosophico-politique et si tronquée qu'ait pu être la vocation édifiante et de révélation de l'aliénation de notre monde, Matrix a été un film précurseur serait-on tenté de répondre.

Ce n’est pas complètement faux, mais à bien y réfléchir, plutôt que précurseur, Matrix achevait plutôt qu’il ne commençait une tendance du cinéma mainstream à traiter d’une constellation de thèmes : les faux-semblants de la réalité, la dissimulation du locus du pouvoir, la société de l’information, l’emprise des nouvelles technologies de contrôle. Avant Matrix il y a eu Tron, le Cobaye, EXistenZ, Dark City, le Cyberpunk US (Gibson, P K Dick) et japonais (Ghost in the shell). Pour les films postérieurs on peut y mettre Avalon, Minority Report, Inception, Ready Player One, Free Guy. Même des films comme L’échelle de Jacob, Fight Club,Truman Show qui ne travaillent certes pas le motif « techno » s’inscrivaient dans cette lignée qui interroge les rapports d’indistinction entre le virtuel et le réel. On rétorquera que c’est vieux comme le mythe de la caverne (c’est là où Baudrillard renvoie le film à un traitement trivialement platonicien ), plus que la saisie d'un Zeitgeist, très banalement, c’était probablement l’exploitation des mêmes facilités dramaturgiques par une même génération de scénaristes issus des mêmes écoles. Accordons-nous tout de même sur l’habileté à agencer et synthétiser ce qui se faisait sur le marché à cette époque, un questionnement métaphysique des potentialités technologiques mais aussi les gun fights et chorégraphies martiales venus du cinéma sino-HKais avec une puissance de figuration indéniable: corps surpuissants, expérience des vitesses et des accélérations rendant le temps visqueux, topologie élastique, déformable et pliable à l’envi sans déchirure et autres anamorphoses, rapport de contiguïté aberrant offrant des chemins de traverse, circulation instantanée des points de vue, concrétisation de l’idée de contamination et prolifération virale, comportements et vulnérabilités de la matrice dans sa structure invisible de bas niveau matérialisés dans la structure de haut niveau des objets simulés etc. A l’instar du skeumorphism, Matrix donnait une chair au cyberpespace bien loin des figurations antérieures qui relevaient plus de l’esthétique DOS ou langage machine que des environnements riches et texturés dissimulant leur propres systèmes de construction.

20 ans après qu’apporte la suite de nouveau en matière d’invention des formes visuelles ? Malheureusement pas grand-chose. En regard des propositions formelles de block busters comme Inception ou Dr Strange, ou de fulgurances d’anime comme ceux de Satohi Kon, le dernier né de la saga demeure bien-deçà du choc qu’il fut à la fin des années 90. C’est sur un autre plan que la distinction est revendiquée. Résurrections est « méta », c’est le maître mot des critiques. C’est vrai. Mais d’autres suites ou reboot de franchises non moins connues sont tout aussi « méta » et ont recours aux procédés de mise en abyme, d’intertextualité, d’autoréférence à leurs propres codes (Je n’en cite que deux : le dernier Spider-man l’est en convoquant les anciens protagonistes ; Star Wars épisode 7 l’était littéralement en relançant les mêmes (ad nauseam) enjeux narratifs autour de la filiation, mais aussi (un peu) plus subtilement avec une sorte d’écho extra-diégétique de l’intra-diégétique en mettant les nouveaux personnages dans le même rapport d’admiration, nostalgie avec les événements et protagonistes précédents que le spectateur lui-même avec la première trilogie)

Là où Résurrections fait preuve d’une réflexivité un peu plus intéressante à mon sens, dans la première partie du moins, c’est que le dispositif vise à prendre à rebrousse-poil l’attente présumée du « bain de nostalgie ». Cette partie propose une sorte de commentaire oblique sur la réception de la saga : l’attente des fans, la pression des studios, les tourments de la création. Quel peut être l’intérêt de faire une suite 20 ans après ? Eh bien la suite se fera de toute manière donc autant prendre le train en marche (on se marre quand on pense aux pontes de Warner qui ont dû valider les scripts). Le spectateur est toujours un peu dupe de lui-même avec ses demandes adressées sous forme de double-bind : donnez-moi du nouveau qui ne doit pas l’être trop, au risque de la trahison. La répétition des mêmes figures, c’est la répétition de la figure du Même, l’Archétype : étrange civilisation du roman qui désire la répétition du Même, soit un désir de la structure du mythe. Le MCU répond à ce désir d'éternel retour. C’est ici que ce Matrix se montre volontairement déceptif, donne à voir mais avec réticence, le spectacle se veut modérément spectaculaire, en sous-régime. Il y a une lucidité sur l’exténuation du sens, la ruine du dire dans la répétition des mêmes formes expressives. C'est le caractère vain que l'on expose dans le geste de mettre à nu les ressorts de répétition pour les désigner comme des opérations quasi-parodiques. Très littéralement, les flash-backs renvoyant à l’ancienne trilogie sont autant d’occasion de confronter le spectateur au rapport altéré de l’original et de sa répétition 2021. Le film Matrix est hanté par ses codes, par sa propre mythologie, tout comme le héros hanté par le spectre de ses aventures passées. Film et héros échouent et veulent échouer à correspondre à leur concept impossible. Alors que la première trilogie se fait symptôme il n’est pas anodin que le nouvel Architecte soit un psy ! C'est la réalisatrice qui en quelque sorte conjure sa compulsion de répétition en nous prenant à témoins.

Là où les autres block busters auraient visé l’efficacité en tirant au maximum parti de leur héritage, le film se love dans une sorte de boucle éthérée et dessine une posture désabusée sur la pop culture et le pouvoir des œuvres en général, c’est-à-dire une promesse d’utopie par l’art qui ne peut être honorée. C’est cette impossibilité clamée qui est belle.

Mais cette proposition crépusculaire de jouer avec les impasses de l’industrie ne dure qu’un temps. A plusieurs centaines de millions de $ il ne pouvait en aller autrement. Donc le film finit par arrêter de déjouer son programme et se prend à rêver à être un nouveau Matrix 1. Il renoue avec le fait d’être un film d’action, de faire avancer les péripéties des protagonistes, de raccorder le scénar' avec la première trilogie, donner des gages de pseudo-cohérence. Il ne reste presque plus que de vulgaires enjeux de film de braquage futuriste alors que Lana W n’est jamais aussi bonne que quand elle montre sans trop dire, qu’elle illustre l'état léthargique de Neo où rêve et réalité semblent se mêler à moins que ce ne soit la folie. Les tunnels de dialogues explicatifs en mode faux mind-fuck métaphysique comme un sous-Nolan (le « sous » est accessoire, j’hésite) pourrait le faire, c’est faire du simili-MCU.

C’est finalement ça le plus gros défaut du film, vouloir in fine faire un Matrix premier dans toute sa candeur de l'époque, avec ses problématiques d'initiation et d’accès à une toute-puissance dans le virtuel, de n’être ou ne pas être l’élu. Le passage de témoin de Neo à Trinity, plus « 2020’s », ne change rien à l’affaire. Cette naïveté du premier opus ne peut plus être de mise surtout après les épisodes 2 et 3. Je fais partie de ceux qui estiment que Reloaded a été en partie méjugé. A rebours de la naïveté d'un chemin initiatique du héros, il compliquait les enjeux du premier : la possibilité du choix, la prophétie n’étaient en fait que des mécanismes de contrôle supplémentaires des machines. Le monde de la Matrice se révélait également plus riche et labyrinthique avec ses zones interlopes, sorte de mondes fictionnels dans la Matrice, son bestiaire de personnages fantastiques, les exilés, les luttes entre les programmes. Les lectures les plus spéculatives entrevoyaient même un emboîtement des simulations (comment Neo peut-il exercer un pouvoir sur les sentinelles ?) à la faveur duquel le monde réel se serait encore plus éloigné. Spéculations que Revolutions n'a pas concrétisées pour emprunter le chemin de la trêve politique entre humains et machines. Il y avait un coup d'arrêt franc des surenchères de brouillage du système initial. Beaucoup l'ont regretté. Sans surinvestir ces potentialités c'eût pu être une piste prometteuse pour relancer l'histoire. Le choix plus malin mais plus déroutant a été fait, dans un premier temps, de mouvoir le film dans une sorte de zone de liminarité, de travailler une mémoire qui fait défaut, une présence spectrale qui taraude exprimant notre condition post-moderne d'un imaginaire colonisé par la Kulturindustrie. C'est que je trouve réussi. Dès lors que le film renoue avec les attendus du film d'action, qu'il réussit à surmonter son embarras initial, il se banalise, car on voit bien qu'au fond, ce programme n'intéresse que peu Lana W, elle s'en acquitte mais sas briller, sans surprendre (malgré quelques trouvailles visuelles çà et là).

Fab_le_Foufou
6
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le 7 nov. 2022

Critique lue 162 fois

Fab_le_Foufou

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