Ines est une executive woman comme le cinéma nous en a déjà tant montrées : tirée à quatre épingles, stressée en permanence, sous pression, régie par des rapports de force. Obligée d'accompagner la blonde poule du gros client dans son shopping, elle se venge sur moins armé qu'elle : une masseuse trop délicate à son goût, un amant à qui elle impose un jeu sexuel humiliant (scène impressionnante). Son job : assumer le sale boulot du client, une "externalisation", pour employer l'euphémisme si cher à ces milieux, qui doit laisser sur le carreau pas mal d'ouvriers. Pour oublier, on fait la fête en boîte de nuit et on consomme de la coke.


Son père est un géant débonnaire, plutôt porté sur les canulars, les déguisements et les coussins péteurs. De la génération précédente, un peu "peace and love". Un ovni dans ce monde de brutes. On le découvre dans une première partie, un rien longuette, chez lui en Allemagne. Lorsqu'il débarque à Bucarest, où Ines travaille, la confrontation est radicale : par ses gaffes, par ses farces continuelles, il tente de lui faire prendre un peu de recul... Voire de la faire décrocher de cette vie qu'il juge inepte. Et lorsqu'il lui pose la question, subversive par excellence dans ce milieu, "tu es heureuse ?", il introduit le ver dans le fruit.


Pas assez pour faire trembler l'édifice solide qu'Ines s'est constitué pour tenir le coup : le voilà tenu de quitter prématurément la ville. Mais il réapparaît en Toni Erdmann, perruque bouclée et fausses dents acérées (allusion à ce monde de jeunes loups "aux dents longues"), se prétendant tour à tour coach et ambassadeur d'Allemagne. Bizarrement, ce personnage totalement décalé séduit partout où il passe : le gros client, les copines d'Ines... Sauf Ines elle-même, de plus en plus stressées par ce trublion qui apparaît en arrière-plan, exactement comme Peter Sellers dans The Party, pour semer la zizanie. Effet comique garanti. Un clown incontrôlable.


Lui faire perdre le contrôle : c'est ce que cherche ce père atypique. A chaque fois, l'humour naît du visage ébahi d'Ines face à toutes ces roublardises. Le film égrène ainsi ses tentatives, souffrant de quelques longueurs. Jusqu'à ce qu'elle lâche prise en effet, ce qui nous vaut deux magnifiques scènes, qui relancent l'attention.


La première, c'est cette chanson qu'entonne Ines, accompagnée par son père au piano, The Greatest Love of All. C'est tout d'un coup totalement libre, investi, lâché. La parenthèse s'achève brutalement, et c'est là aussi très drôle. Mais pas seulement : on sent que quelque chose d'important vient de se jouer - qui échappe au père déprimé sur les marches de l'escalier.


La deuxième c'est cette fête d'anniversaire qui vire à la naked party, après qu'Ines a remonté le zip de sa robe avec une fourchette, puis cassé ce zip. Elle décide finalement de recevoir ses invités, ébahis, "à poil". Au début, seule sa docile assistante se prête au jeu, avant d'être rejointe par le boss qui y voit une tentative intéressante de "ressouder l'équipe" - dans ce monde, tout doit être utilitaire. Puis par le père déguisé en une sorte de yeti, le clou du spectacle. Elle le suivra dans un parc pour se jeter dans ses bras dans une scène forte, et plastiquement très réussie.


Le film aurait pu - aurait dû ? - s'arrêter là. La dernière partie m'a semblé en effet de trop, n'ajoutant pas grand chose.


2h38, c'est un peu long, même si le pari est globalement tenu : on est assez captivé par cette histoire de père et de fille où chacun trouve sa vérité dans sa confrontation à l'autre. Me manquent aussi des qualités formelles - assez peu de beaux plans, hormis celui à la chevelure blonde dans la fourrure évoqué ci-dessus. Mais le ton est original, et l'on peut comprendre qu'il ait fait sensation à Cannes.

Jduvi
7
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le 1 juil. 2019

Critique lue 244 fois

Jduvi

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