Écrire sur nos plaisirs coupables est un exercice doublement passionnant, car à la fois amusant et difficile. Amusant, car on se marre bien à se remémorer un film que l'on sait divertissant sinon de qualité. Difficile, car il vient toujours un moment où l'on s'interroge : le film est-il un plaisir "coupable", ou un "plaisir" coupable ? En d'autres termes, est-il si mauvais que cela ? Rien de tel que cette remise en question pour saboter une critique.


Pour Troie de Wolfgang Petersen, j'ai donc décidé de faire fi du prisme de la nostalgie : point question ici de réhabilitation ni de descente en flammes, je me suis efforcé d'être le plus objectif possible. La tâche en a-t-elle été rendue plus facile ? Pas vraiment, car si ce damné film ressemble à un dieu de la Grèce antique, c'est bien Janus et ses deux visages. Cette schizophrénie apparaît d'ailleurs dès le titre : comme le contributeur Kadmos l'a fait remarquer, Petersen n'a pas appelé son long-métrage "L'Iliade" ; on pourrait donc en déduire un désir d'évoquer la Guerre de Troie tout en prenant quelques distances avec le récit épique d'Homère… sauf que ce dernier est crédité au générique comme source d'inspiration !


Puisqu'on parle d'écriture, autant évoquer dès maintenant l'éléphant dans la pièce : car si Homère est à l'origine du poème de base, le scénario est quant à lui signé par un certain… David Benioff. En ce mois de juin 2019 qui me voit prendre la plume, je pense qu'il n'est pas exagéré de dire que ce monsieur Benioff, avec son compère DB Weiss, est la personnalité la plus détestée du Net – avec Rian Johnson et Brie Larson, bien entendu. Il faut dire que le cadavre de la série mythique Game of Thrones est encore chaud, mort d'une vandalisation expéditive et d'un je-m'en-foutisme encore jamais vus à ce niveau. Or, qu'est-ce que Game of Thrones sinon un conte épique et violent dans lequel les multiples personnages sont moins guidés par des forces magiques que par leurs propres pulsions humaines, leurs forces et leurs faiblesses ? Tiens, ça ne vous rappelle rien ? Pas très rassurant…


Et de fait, l'adaptation du poème d'Homère souffre de plusieurs des mêmes maux que celle des romans de G.R.R. Martin, qui peuvent tous être rassemblés sous la bannière du manichéisme, de la simplification et de la surabondance de scènes d'action qui semble précéder chaque hallali hollywoodien dès lors que les mots "grand spectacle" et "grand public" font miroiter aux producteurs, non la promesse de l'immortalité chère à Achille, mais plutôt celle du dieu Dollar… les principales victimes en sont le rythme (le siège dure des décennies dans le livre, probablement trois semaines dans le film…) et tous les personnages à un degré ou à un autre, surtout Agamemnon (transformé en un Palpatine grec), Ménélas (brute sans cervelle), Paris (jeune crétin romantique) et Hélène elle-même (insipide et passive).


Exit le sacrifice d'Iphigénie, un des passages les plus célèbres et les plus emblématiques de L'Iliade (Mais quand on voit comment Benioff a traité son équivalent westerosien en la personne de Shireen Baratheon, ce n'est peut-être pas plus mal…) ! Exit une autre mort d'enfant, celle de Clytemnestre, fils d'Hector. Exit toutes les interventions divines, notamment celle d'Aphrodite sauvant Paris du courroux de Ménélas, et la guerre qu'ils se livrent entre eux-mêmes. À titre personnelle, mon plus gros problème reste l'absence totale d'homosexualité (dans la Grèce antique, nom de Zeus !!!) mais quand on voit comme Hollywood reste frileux à ce sujet en 2019, c'était peut-être trop demander d'un blockbuster de 2004… bref, vous l'aurez compris, Troie rejoint le panthéon douteux des films n'ayant plus grand-chose à voir avec la source à leur origine. Hellénistes, passez votre chemin, vous ne trouverez ici que misère et maux de tête.


En revanche, pour peu que l'on se résigne assez rapidement à faire l'impasse sur une adaptation fidèle de L'IliadeTroie n'est pas si mal. Tout d'abord, même si cela implique de laisser notre cerveau au vestiaire, le terme "épique" sous-entend de l'action, beaucoup d'action. Or, à ce registre, Wolfgang Petersen s'y entend. WB n'ayant pas lésiné sur les moyens, le metteur en scènes allemand peut s'en donner à cœur joie, ce qui donne à son film une envergure certaine.


Comme dans Le Seigneur des Anneaux à la même époque, les gros bataillons sont rois, couverts d'armure de la tête aux pieds, malgré le soleil brûlant au-dessus d'eux. Mais contrairement à la trilogie de Peter Jackson, l'absence de restrictions parentales donne libre cours à la bidoche, ce qui rapprocherait davantage Troie d'un Braveheart méditerranéen ! Du reste, les chorégraphies et mouvements de caméra n'ont rien à leur envier, le débarquement des Myrmidons sur la plage étant particulièrement énergique et impressionnant, de même que le célèbre duel fatidique entre Achille et Hector.


En outre, je souhaite être juste avec Benioff : s'il est clairement à côté de ses pompes sur la plupart des thèmes majeurs du récit et les fils directeurs des personnages, on ne peut en revanche lui reprocher de ne pas savoir adapter à l'écran certaines des scènes intimes les plus cruciales – un décalage difficilement compréhensible qui se retrouvera également dans GoT. Point d'orgue du poème d'Homère, la visite du roi Priam à Achille est incontestablement la meilleure scène du film : bien écrite, bien filmée, et sublimée par l'interprétation déchirante du grand Peter O'Toole.


Aparemment en proie à son alcoolisme, la légende irlandaise détesta l'expérience du tournage, mais il se donne à fond et tire Brad Pitt vers le haut. Mais de façon générale, les dynamiques entre les personnages sont plutôt intéressantes et bien traitées, à l'exception majeur de Briséis et de son syndrome de Stockholm totalement déplacé – pourquoi introduire ce personnage inutile plutôt que de se concentrer sur la relation entre Achille et Patrocle ? Vraiment, la pilule a du mal à passer…


Le casting contribue d'ailleurs à la schizophrénie ambiante, car lui aussi souffle le chaud et le froid. Contrairement à Peter Jackson sur LSDA et comme Oliver Stone avec son Alexandre, WB et Petersen ont joué la carte d'une distribution prestigieuse, avec sa tête l'autre moitié de Brangelina. Plombé par des dialogues dignes d'Astérix ("Sac à vin!!!" assène-t-il ainsi à Agamemnon) qu'il débite avec son accent américain, Pitt ressemblerait à s'y méprendre à une monumentale erreur de casting si son implication totale ne finissait pas porter ses fruits sur plusieurs des scènes les plus importantes, notamment en fin de film. Difficile néanmoins de donner un verdict sur l'ensemble de la performance de celui qui a indubitablement le physique de l'emploi.


Ses partenaires à l'écran sont également à prendre ou à laisser. Eric Bana paraît un peu coincé et mal à l'aise en Hector, mais c'est un problème récurrent avec l'acteur australien, très talentueux mais qui donne souvent l'impression de se retenir. J'ai défendu Orlando Bloom (Paris) dans plusieurs de ses rôles mais ici il n'y a rien à en tirer. Diane Kruger (Hélène) s'en sort à peine mieux, pour peu qu'elle interagisse avec Bana ou O'Toole et non avec lui. Je vais être sévère, mais à la possible exception d'Inglorious Basterds, je ne crois pas que la belle Allemande ait jamais eu un bon rôle en langue anglaise…


Mais ne nous voilons pas la face, s'il y en a un qui vole la vedette à tout le monde, c'est bien Brian Cox dans le rôle d'Agamemnon. Là encore, nous avons affaire à un paradoxe, car le roi de Mycène est probablement le protagoniste ayant le plus souffert du manichéisme du script de Benioff : complexe et torturé dans L'Iliade, il devient un grand méchant bouffi d'arrogance et assoiffé de pouvoir dans Troie. Sauf que justement, Cox comprend mieux que quiconque l'absurdité de ce qu'on lui fait jouer, et se fait plaisir avec. Les dialogues craignos de Benioff, grotesques dans la bouche de Pitt ou Bana, deviennent un régal dans celle de l'acteur écossais, qui ne se départit pas pour autant de cette lueur froide et malveillante qui anime son regard dans tant de ses films.


Les acteurs secondaires, tous Britanniques, sont tous excellents. À noter la présence de futures "thronesistes", Sean Bean, Julian Glover, James Cosmo et Mark Lewis Jones.


En définitive, l'opinion que l'on peut se faire de Troie dépend fortement de ce que l'on s'attend à y trouver avant le visionnage. En tant qu'adaptation fidèle de l'œuvre d'Homère, c'est globalement un échec risible. Mais comme film d'action hollywoodien avec un minimum d'émotion et d'intelligence, il y a largement pire. J'irais même jusqu'à dire qu'il s'agit du meilleur Péplum post-Gladiator, et lorsqu'on voit comment le genre a été meurtri depuis quinze ans, cela ne me fait apprécier que davantage la retenue relative dont ont fait preuve Wolgang Petersen et David Benioff en se gardant de faire des dieux de l'Olympe autre chose que des superstitions. Qui sait, autrement nous aurions pu avoir des performance de l'acabit de Liam Neeson et Ralph Fiennes dans Le Choc des Titans ou Gerard Butler et Nikolaj Coster-Waldau dans Gods of Egypt ; perspective autrement plus effrayante qu'Orlando Bloom, ne trouvez-vous pas ?

Szalinowski
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le 26 juin 2019

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Szalinowski

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