Ne dit-on pas que les plus belles rencontres sont toujours fortuites ? Dès lors, comment s'étonner de croiser, au hasard des visionnages, une pépite méconnue, que l'on n'espérait pas, un "petit" film qui n'a l'air de rien sous ses allures toutes simples, et qui pourtant recèle une grâce et une fraîcheur insoupçonnées...


A l'instar d'Ozu ou de Naruse, Shimazu, décédé en 1945, un des grands inconnus de l'âge d'or du cinéma japonais, s'intéresse à la vie des gens de la classe moyenne, et plus particulièrement à la cellule familiale, pionnier d'un genre oscillant entre comédie et drame social.


La nuit, bruit obsédant de pas qui résonnent sur le trottoir : un premier plan qui interpelle, nimbant le personnage de Keisuke d'une sorte d'aura dramatique, vite démentie par le ton léger qui va suivre, à n'en pas douter celui de la comédie.
Le trio se met en place : un couple marié traditionnel, partageant son quotidien avec Fumiko, la jeune soeur de Keisuke, laquelle veille avec espièglerie et tendresse sur ce grand frère adepte des parties de go tardives chez son patron, et qui, entre remontrances bienveillantes et chamailleries affectueuses, impose sa présence mutine au sein de la famille.
Contraste saisissant entre la jeune fille moderne partant travailler : manteau presque voyant et bibi noir, et sa douce belle-soeur, épouse en kimono, qui s'acquitte avec le sourire des tâches ménagères, entourant de sa sollicitude tranquille cet époux qu'elle suit à la trace, tandis qu'il sème dans la pièce les vestiges d'une journée, ramassant inlassablement veste, pantalon ou chaussettes abandonnés sur le sol.
Et pourtant une tendre complicité unit les deux femmes dont Keisuke est bien évidemment le lien : un mari et un frère qu'elles choient à leur façon, celui-ci s'épanouissant entre les deux femmes de sa vie.


Un film, qui au-delà de l'aspect intime, livre aussi un tableau sans concessions de l'univers impitoyable des entreprises, où la moindre attention, visant à privilégier l'un ou l'autre des employés, suscite jalousies et médisances, ce que va expérimenter physiquement Keisuke, pourtant irréprochable, pris à partie par un collègue envieux: scène plutôt musclée où l'homme, dans un aveu d'impuissance, crache sa haine et sa rage au travers de ses poings.
Mais le ton badin n'est pas loin, et Fumiko, employée comme dactylo, nous offre une autre vision, plus rose et plus drôle de ce monde du travail, à l'image de ce qu'elle est: moderne sans ostentation, professionnelle et enjouée avec son patron, un charme qui ne va pas échapper à son prétendant, jeune trader à lunettes, légèrement ridicule, dont le seul "tort" est d'être le neveu du directeur de Keisuke.


Légèreté et marivaudage, goût pour les détails amoureusement observés, s'expriment notamment dans cette scène d'anniversaire rappelant celles d'Ozu, entre anciennes copines de classe à la langue bien pendue, s'esclaffant bruyamment sur les fleurs offertes à Fumiko par son admirateur, avant d'entonner en choeur une chanson populaire allemande.


Une comédie légère et grave à la fois, un film qui doit évidemment beaucoup à ses interprètes : Shin Saburi magnifique d'autorité tranquille mais néanmoins fragile, Michiko Kuwano qui compose avec vivacité un personnage de jeune fille émancipée et tendre, qui sait ce qu'elle veut, ce qu'elle aime, pleine d'espoirs et de rêves, mais surtout généreuse et oblative, un personnage formidablement mis en valeur par la prestation discrète mais efficace de Kuniko Miyake si souvent vue par la suite chez Ozu et Naruse.


Une pépite à découvrir, qui outre le plaisir cinématographique qu'elle m'a procuré, présente un intérêt sociologique et historique certain, qu'on ne saurait ignorer.

Aurea
8
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le 16 mars 2014

Modifiée

le 17 mars 2014

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Aurea

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