Voici donc enfin arrivé dans nos salles le quarante-huitième long-métrage de Woody Allen (quarante-quelque-chose, en tout cas). Oui, parce qu’au cas où vous ne seriez pas au courant, le film a mis un an et demi à sortir... et encore, ça reste à faire dans les salles américaines, merci Amazon. La raison ? #metoo. Pas le petit Juif new-yorkais, non ; la version genrée et pseudo-marxiste de la chasse aux sorcières maccarthyste qui s’est abattue fin 2017, soit au moment où a commencé le tournage d'Un jour de pluie à New York, et s’est empressé de repêcher une affaire vieille de vingt-cinq ans dont le cinéaste était sorti blanchi, mais qui attisait bien trop la soif de sang des harpies. Débâcle du politiquement correct à l’occasion de laquelle certains acteurs se sont illustrés par leur faiblesse de caractère, comme Timothée Chalamet, Selena Gomez et Rebecca Hall, et sur laquelle, inversement, l’actrice Cherry Jones a porté le jugement le plus sage – vous trouverez aisément ces informations sur le web si cela vous intéresse. Bien sûr, un film ne doit pas être jugé sur les circonstances de sa gestation, de sa production, ou de sa distribution. Mais ce seul fait justifie d'au moins donner sa chance à ce cru Allen 2019 ! Même si ce n’est pas un cru majeur...


Pas un cru majeur parce que l’âge de Woody commence à se ressentir (genre, vraiment). Nulle question de naphtaline, hein. Le cinéaste a fait des films moins enlevés que celui-ci à des âges moins avancés. Mais l’inévitable élément crépusculaire du film se ressent tout au long du film, en sourdine, dans son manque d’énergie créatrice et, disons, son léger anachronisme.


Un air de déjà vu ?


Les connaisseurs de son cinéma ne sortiront pas remués : la moitié du film suit les déambulations d’un Droopy verbeux, Gatsby, désespérément romantique, déphasé par son époque, bobo blanc ironiquement rebelle aux « WASP ploutocrates » et amateur de jazz, dans les zones argentées d'un Manhattan réduit à un microcosme de happy fews. La progression de Gatsby recycle un peu celle du héros de Minuit à Paris, qui commence le film avec une compagne qui ne lui sied guère et le finit en la quittant pour trouver sa vraie âme sœur. Son idylle naissante avec cette dernière, Chan, cliché de fantasme allénien (= version allénienne de la « manic pixie girl », pleine de chien, de répartie, et des mêmes références culturelles que celles du protagoniste) joué par une Selena Gomez pas du tout au niveau comme prévu, est archi-balisée. Cet air connu pose un léger problème de prévisibilité : dès le moment où l’on entend le héros évoquer avec le personnage de Chan l’horloge Delacorte de Central Park, on sait d’avance qu’ils se retrouveront dessous à la toute fin. Par ailleurs, le Woody Allen du 21ème siècle n’est justement pas moins généreux en références culturelles américaines propres à larguer la majeure partie du public étranger (… et américain ?) : on a cette fois-ci droit à, entre autres, Norma Desmond, l’héroïne de Boulevard du Crépuscule, Sky Masterson, le héros de Blanches colombes et vilains messieurs (aaaaah, ces vieux titres français !), ou encore à Charlie Parker, dont Gatsby préfère les cuivres à la littérature du classique Henry James… La propension aux références culturelles dans le cinéma d’Allen ne relève pas toujours du « name-dropping », ça passe souvent comme dans du beurre, mais… il y a aussi des moments où ça passe moins.


Le scénario n’est pas toujours inspiré, point s’en faut : par exemple, la scène où Gatsby (déjà un peu gros, comme emprunt) croise son ancien camarade de classe super-tête de nœud rappelle qu’Allen ne sait pas TOUT écrire, et celle où son grand-frère lui avoue son désir d’annuler ses fiançailles parce qu'il ne supporte pas le rire de sa compagne fait vraiment humour de vieux – ledit rire finit par amuser, mais c'est trop facile. En gros, tous ces bourgeois mi-excentriques, mi-paumés, Allen en a écrit dix-mille, et nombreux ont été ceux, ces vingt dernières années, qui ennuyaient un chouïa par leur manque d'originalité (on pense à l'oubliable Melinda et Melinda...).


Mais Allen a la bonne idée de faire, cette fois-ci, dans la facétie, fût-elle un poil philosopheuse, plutôt que dans l’esprit chagrin, qui lui va moins bien (cf. ses cinq précédents films à l’exception du mignon mais oubliable Magic in the Moonlight). Son Gatsby passe l’essentiel du film à critiquer la facilité, le commercial et les « happy end », moquant au départ ces histoires qui se finissent sur un baiser, mais à la fin, cède à cette agréable facilité en emballant Chan. Expression du besoin de positivité d’un cinéaste au crépuscule de sa vie, qui fait dire à cette dernière une réplique trop vieille pour son âge (« On n’a qu’une vie, mais elle vaut le coup d’être vécue si l’on trouve la bonne personne ! »). Un jour de pluie à New York est, dans l’ensemble, frivole comme pas mal d'Allen, et en bien (on est loin de To Rome with Love), ce qui nous avait un peu manqué. Par exemple, une comédie dramatique classique aurait capitalisé sur l'impressionnante révélation de la mère de Gatsby à son fils (nous y revenons plus bas) ; elle aurait donné à ces deux personnages une ou deux scènes supplémentaires, au moins ; chez Allen, non. Pas le temps, en une heure et demi remplie de digressions sur le conformisme, l’amour et la célébrité ! Et de blagues, bien entendu.


Un résultat inégal, mais Elle Fanning


Il faut simplement s'attendre, même si l'on adhère au film, à un spectacle assez inégal : autant la partie de l'intrigue consacrée à Gatsby mérite un 6/10 tout au plus, tiré jusqu'à une très petite moyenne par chaque apparition de Selena Gomez... autant la partie Ashleigh mérite un 9/10. Un jour de pluie à New York ne décolle vraiment qu’à partir d’une demi-heure (exception faite de la première rencontre désopilante entre Ashleigh et le cinéaste), une fois vraiment commencée l’aventure rocambolesque de cette dernière, mais une fois que ça commence, il est assez difficile de s’ennuyer.


Deux mots : Elle Fanning. L’effet spécial du film, sans grande surprise cependant, puisque l'actrice irradie l’écran à chacune de ses performances, que ce soit en popstar artificielle (Teen Spirit), en extraterrestre punk (How to talk to girls at parties), en auteure victorienne (Mary Shelley), ou… comme le prouve le présent film, en parfaite ingénue de comédie qui rappelle un peu l’héroïne du mésestimé She’s Funny That Way de Peter Bogdanovich. Ses monologues azimutés sont les meilleurs moments d’un film suffisamment garni de gentilles drôleries, surtout lorsqu'ils sont ponctués de hoquets nerveux souvent hilarants, et même quand elle ne l'ouvre pas, fifille domine le cadre. En fait, se concentrer sur le détail de son jeu, ses micro-expressions, notamment lors de la fête où Roland et Ted lui déclarent leur flamme l’un après l’autre, suffit à se satisfaire de bien des scènes. Que le cinéaste ait su exploiter son talent n’est en soi pas une surprise car il est rompu à l’exercice, mais ce n’était pas pour autant gagné d’avance : par exemple, on aurait aimé qu'il utilise avec la même inspiration ERW sur l'ennuyeux Whatever Works. C’est également à elle qu’on doit la réussite des quelques moments vaudevillesques du film, lors des coups de fil entre Ashleigh et Gatsby, ou encore lorsqu'elle se retrouve coincée, en sous-vêtements, à l’extérieur du boudoir de Francisco Vega, alors qu'il pleut des cordes (pas une mauvaise idée, au passage, Woody…).


La participation du chef opérateur Vittorio Storaro (Apocalypse Now, Reds, Ladyhawk et Le Dernier Empereur, quand même) apporte une belle valeur ajoutée à une occasion qui le demeurait, le retour de Woody Allen à NYC après dix ans d'absence : sans être l'accomplissement de sa carrière, sa photographie baigne New York dans une lueur automnale par moment touchante. Bien que l'on soit loin de la gourmandise Café Society car la photographie, déjà conçue par Storaro, s’accompagnait d’une direction artistique opulente, ce Manhattan de 2019 ainsi éclairé rend nostalgique des classiques du cinéaste. Les tonalités de la photographie, chaude, lumineuse et pleine de couleurs, sont aussi parfaitement adaptées à la dimension rom-com du film que les reflets du verre de vin rouge sur le visage empourpré d’Elle Fanning, lors de la scène du dîner au restaurant...


La partie Ashleigh aurait même été un carton plein si Allen ne l’avait pas transformée à deux ou trois reprises en idiote improbable, comme lorsqu’elle prend le journalisme pour le « plus vieux métier du monde » (?!), ou une remarque anecdotique de Gatsby pour du Shakespeare (?!), ce dernier moment précipitant d'ailleurs artificiellement leur séparation (« ok, elle est vraiment trop conne, faut que je me tire d’ici ! »)… alors qu’elle est loin d'être idiote le reste du temps, comme en atteste, par exemple, l'éloge inspiré du cinéma de Pollard qu'elle fait pour remonter le moral à ce dernier. Dommage.


À côté de cette aventure au demeurant super-charmante, les pérégrinations balisées de Gatsby ont quelque chose d’un peu morne – et cela n’a rien à voir avec le spleen du personnage. Par exemple, son vaudeville chez les pharaons est un poil moins excitant. Timothée Chalamet, petite baltringue comme on l’a établi au début de ce texte mais jeune acteur talentueux comme il l’a une énième fois démontré début 2019 avec Beautiful Boy, ne fonctionne qu’à moitié en énième avatar allénien : son personnage tient la route sur le papier, et à l'écran, en amoureux transi, mais sa performance n’a pas le caractère ludique attendu ; il n’avait clairement pas la maturité suffisante pour tirer vers le haut un personnage relativement insipide à la base. Ce dernier est sauvé du cimetière des mauvais pseudo-Woodys par l’intéressant twist susmentionné avec sa mère castratrice, qui le soulage d’un poids, sa seule vraie caractérisation, et justifie correctement son revirement final (on va dire). Mais cela arrive presque trop tard.


Deux facettes d'une intrigue qui ne se valent pas, donc... et dont Allen, plutôt que de résoudre cette inégalité, l'accentue grossièrement avec une fin prévisible, comme écrit plus haut, et surtout complètement torchée. Cette dernière, avec son ABSENCE de résolution satisfaisante, laisse un arrière-goût déception au spectateur réjoui qui s'attendait à un emboîtement harmonieux des deux intrigues : alors que la partie Ashleigh était aussi importante que la partie Gatsby, alors qu’elle était même, de loin, la PLUS intéressante des deux, voilà-t-y pas que papy Woody laisse fifille en plan, dans une dernière scène où elle ne comprend absolument rien à ce qu’il se passe, pour aller se concentrer exclusivement sur… Gatsby, c'est-à-dire lui-même. C’est dans ce genre de moment qu’on sent qu’un scénariste avait davantage en tête des moments, ou des personnages, qu’une destination claire. En résumé, Un jour de pluie à New York est donc un Woody Allen mineur, mais cela ne l’empêche pas d’être le meilleur de son réalisateur depuis Minuit à Paris. C'est vraiment le genre de film où le spectateur doit décider de l'importance qu'il va accorder au POSITIF. Et, dans certain cas, à la nostalgie.


Nous avons commencé sur la politique, finissons sur la politique


Pour finir, reconnaissons au cinéma d’Allen qu’il n’a toujours pas cédé au politiquement correct. Il ne cherche pas à provoquer le gotha libéral du show-business, mais ne cherche pas non plus à rentrer dans le moule, se contentant de « faire son truc ». Difficile de ne pas penser à Harvey Weinstein et consorts lorsqu'on voit l’ingénue Ashleigh, vingt-et-un ans, se faire draguer par trois hommes influents et bien plus âgés qu’elle (Luna a 39, Law, 46, Schreiber, 51 !), dans des décors propices à la séduction… mais c’est une erreur. C’est céder à l’esprit manichéen d’une époque paranoïaque. La plupart des hommes du cinéma de Woody Allen ne sont pas sortis de leur crise d’adolescence, et la plupart de ses personnages féminins en sont les muses, parfois les phares, sans que son cinéma ne bascule non plus dans la sanctification féministe. Son cinéma n'est pas toujours inspiré, mais il est plus libre que la moyenne. Non, vraiment : la scène la plus forte du film tient sur la confession d’une ex-prostituée devenue riche républicaine ! Pour un réalisateur octogénaire, c'est plutôt pas mal, non ?


Notes :
- Concernant Selena Gomez, nuançons notre propos : sa performance n’est pas catastrophique. Elle fait le job demandé dans un rôle faussement séduisant. Mais son manque de charisme et de sophistication devrait la limiter à des séries télé pour ados de la CW, ou à des nanars avec Nicolas Cage ou Ethan Hawk. Avouons quand même qu’entre elle et l’insipide Diego Luna (aaaaah, Rogue One !), Allen n’a pas pris la crème des acteurs latinos…
- Quelques répliques qui sont restées : « Time flies. » « I’m afraid it flies coach. »
- « Lipshitz is a SPY ?! »
- « The where of what ? »
- « We always protect our sources ! »
- « What’s sexy about short-term memory loss ? »

ScaarAlexander
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le 25 sept. 2019

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