Échapper absolument à la clochardisation

(Quelques risques de spoil, peut-être)
En compagnie de Sam (Andrew Garfield), le pitoyable héros de Under the Silver Lake, le spectateur oscille pendant 139 minutes entre rêves cauchemardesques, péripéties fictives et réalité. Malgré son déni forcené de celle-ci et sa cool attitude, Sam, au démarrage du film, est à deux doigts de la catastrophe. D'ailleurs, alors qu'il gravit le chemin arboré qui mène à chez lui, l'écureuil, qui, ratant une de ses pirouettes habituelles, s'écrase d'une hauteur considérable à ses pieds et s'y tue, est clairement un sinistre présage. Quelques secondes plus tard, il trouve sur la porte d'entrée de son appartement, un avertissement comminatoire : s'il n'a pas payé dans les cinq jours l'arriéré de loyers dû, il sera expulsé par les forces de l'ordre, jeté à la rue.
Seulement, il est à l'évidence sans travail et sans source de revenus. Sa seule réaction à cet ultime avertissement du propriétaire (ou gestionnaire des lieux) est de s'installer sur son balcon, avec un verre, un paquet de cigarettes et une paire de jumelles. Il en est réduit là. Il a beau n'avoir qu'une trentaine d'années, il est convaincu, au fond de lui-même, qu'il n'a plus que cette misérable solution pour se tirer d'affaire : se taper la "vieille" de près de cinquante ans qui, depuis des semaines, sur le grand balcon presque face au sien, exhibe à son intention ses charmes fanés, sa poitrine nue et tombante, tout en faisant semblant de chérir les oiseaux (perroquet, cacatoès, colombes, etc) qui meublent sa solitude. La perspective n'a évidemment rien de grisant et l'ego de Sam ne s'en satisfait pas. Au rez-de-chaussée, il y a une autre voisine, beaucoup plus jeune et appétissante, qui lui irait bien davantage. Et comme Sam est en plein déni de sa situation, de sa nature profonde et de ses capacités, il va (ne lui reste-t-il pas cinq jours de répit avant l'expulsion ?) oublier la "vieille" et tenter de séduire la jeune (starlette ? probablement, nous sommes à Silver Lake, quartier branchouille de Los Angelès, où tout le monde travaille peu ou prou pour l'usine à rêves) en l'approchant via son toutou amadoué de quelques biscuits à chien. Sam décroche ainsi un rendez-vous pour le lendemain avec la très charmante Sarah (Riley Keough). Hélas, quand il vient frapper à sa porte à l'heure dite, la belle s'est envolée : son appartement a été complètement vidé pendant la nuit, hormis une boîte à chaussures.
Sam va alors, peut-être pour oublier le caractère catastrophique de sa propre situation, se lancer dans une enquête extravagante (on est à cheval entre Hitchcock et David Lynch), surréaliste, canularesque, une habile parodie de film noir qui, comme dit plus haut, oscille entre délires fictifs et réalité, nous fait visiter les "dessous" de Los Angelès, le milieu du cinéma hollywoodien, tout en réussissant à maintenir le suspense sur la disparition de Sarah, laquelle est intervenue moins de vingt-quatre heures après celle, beaucoup plus remarquée par les médias, d'un milliardaire (probablement magnat de cinéma).
On suit l'enquête de Sam avec un mélange de curiosité et d'amusement. Le film est plein de personnages étranges (tueur de chiens, femme nue à masque de hibou tueuse d'hommes, auteur de BD paranoïaque collectionnant les moulages en plâtre des visages de célébrités, compositeur de hits musicaux habitant une demeure immense à la Citizen Kane, clochard-roi de souterrains à parois de terre creusés on ne sait par qui ni trop pourquoi, etc.), de meurtres improbables, de rebondissements tirés par les cheveux, souvent déduits de messages codés.
Dans ces conditions, on s'amuse plus qu'on ne s'effraie ; on reste toujours conscients de regarder une oeuvre fictive, un pur divertissement. La bande-son est d'ailleurs très bonne (évoquant parfois la musique composée par Herrmann pour les mythiques Vertigo, North by Northwest ou Psycho) et la photographie magnifique (notamment quand Sam et la fille aînée du magnat disparu prennent un bain de minuit dans le lac-réservoir qui a donné son nom au quartier de Silver Lake, bain de minuit où la tension dramatique atteint un summum).
Insistons sur le fait que le film n'est pas dépourvu de tension dramatique, mais... on ne prend jamais vraiment l'intrigue au sérieux, on est dans la parodie barrée, dans la critique drôle et pointue d'un milieu superficiel complètement frelaté, dans l'autodérision ou le second degré de tout ce qui nous est montré.


Quoi qu'il en soit, tandis que Sam mène l'enquête et lui consacre tout son temps, les aiguilles tournent, l'échéance s'écoule et la clochardisation de notre "enquêteur" menace de plus en plus : il n'a toujours pas de travail, quasiment plus d'argent ; sa Porsche (son principal signe extérieur de richesse) a été saisie parce qu'il ne payait plus les mensualités ; un flic, chargé de l'expulser de l'appart pour non-paiement des loyers, ne lui a accordé que 24 heures supplémentaires. Si, par extraordinaire, il parvient à résoudre d'ici là l'énigme de la disparition de la jeune femme dont il s'est amouraché, que va-t-il, lui, devenir ?
Hé bien, ce branleur, plus réaliste au bout du compte qu'il n'y paraît, optera pour la solution qui, depuis le début, apparaissait comme, sinon la plus glorieuse, du moins la plus évidente (et la plus dans ses cordes)... Il retombera ainsi, provisoirement, sur ses pieds, sans se crasher au sol comme l'écureuil des toutes premières minutes, et le spectre de sa clochardisation reculera pour quelques semaines, mois ou même plus, qui sait ?


On dira, en conclusion, que la fin imaginée par David Robert Mitchell pour son piètre héros est relativement amère mais... plutôt logique et conforme à la nature de celui-ci.

Fleming
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le 14 août 2018

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