La première fois que j'ai vu ce film, je ne l'ai pas beaucoup aimé. Je ressortais de la vision d'autres oeuvres plus "wooiennes" et la différence de style affichée par "Une balle dans la tête" m'avait presque choqué. Depuis, je suis revenu sur cette impression mitigée bien que, à l'évidence, cette oeuvre n'ait rien de plaisant ou de divertissant. C'est justement en cela que réside la force de ce qui se révèle comme le cri le plus puissant et le plus personnel de John Woo.

Le cri. Je ne vois pas de meilleure métaphore. Le travail de Woo peut habituellement être assimilé à un ballet, où chaque gunfight, ultra chorégraphiée, dévoile un message, un discours, via un langage corporel d'un lyrisme tout à fait unique. Au point, d'ailleurs, où l'aspect esthétique est parfois la seule facette que les critiques retiennent de ces séquences d'action, vues comme de simples défouloirs puérils, apologie de la violence. Croire cela, c'est ne rien comprendre au travail hongkongais de Woo, pire, lui faire dire le contraire de ce qu'il ressentait vraiment à cette époque. Pour bien mettre les choses au point, "Une balle dans la tête" se place comme un jalon essentiel, ou comme un miroir dans lequel viennent se refléter "Le syndicat du crime", "The Killer" ou encore "Just Heroes". Ici, très peu de stylisation de la violence. Les fusillades, nombreuses, sont filmées pour ce qu'elles sont: un chaos, tant physique que psychologique. Les morts, innombrables, n'ont rien d'amusantes ou d'esthétiques; elles font mal, foutent la nausée à force d'ajouter des couches de souffrance dans le psychisme des héros du film, de plus en plus fragiles. On en vient parfois à souhaiter que tout cela s'arrête.

Le trio d'acteurs en tête d'affiche est excellent: Tony Leung, sans doute l'un des trois ou quatre meilleurs acteurs de Hong-Kong, est prodigieux de sensibilité et d'intensité. Un seul de ses regards résume mieux la douleur humaine qu'une centaine d'explosions et de membres arrachés. Waise Lee, particulièrement fade et transparent dans "Le Syndicat du crime" fait enfin montre de tout son talent avec un jeu d'acteur qui permet de développer une palette de sentiments sombres mais très humains. Jacky Cheung, enfin, en fait un peu trop, mais possède un capital sympathie indispensable pour le propos du film. Ces trois hommes, au début unis, traversent des épreuves de plus en plus atroces, hurlent, souffrent et frisent la folie dans une escalade de violence filmée, je l'ai dit, de façon sobre, ce qui permet de garder cohérente in extremis une suite d'évènements somme toute exagérés. Cette outrance épuise le spectateur, le désoriente au point de littéralement l'écoeurer de la violence. Pari gagné, Woo a pris tout le monde à contre-pied tout en restant dans son univers poétique fait d'honneur et d'amitiés. Seule la naiveté s'est éteinte, au profit d'un désespoir brut, shakespearien, qui trouve son apogée dans la séquence finale, avec l'affrontement le plus intense de toute sa carrière et qui se conclut, élégance suprême, par la grâce d'une balle imaginaire.

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, tant "Une balle dans la tête" s'impose comme le film le plus profond de Woo, mais aussi le moins agréable à regarder. Affrontant tant bien que mal son suicide commercial, le réalisateur, lâché par Tsui Hark suite à leur brouille artistique pendant le tournage de "The Killer" a lui-même produit ce film et a perdu énormément d'argent. Trop long, méprisé par la profession (à Hong-kong, puisque le film a été récompensé à l'étranger), "Une balle dans la tête" a été charcuté afin de mieux correspondre aux attentes d'un public ultra conservateur. En vain. Le résultat fut tout de même rejeté, avec, en plus, des coupes apportant de faux raccords.

Le message est pourtant bien là, intact, et l'expérience vaut bel et bien la peine d'être vécue. Car, après vision, il vous sera difficile de vous empêcher de repenser à certains plans d'une indicible tristesse bercés par une musique (superbe mais répétitive) tour à tour nostalgique, pleine d'espoir déçu et épique. A l'image d'un film qui force à réévaluer toute la carrière de son réalisateur, un homme qui hait la guerre et la violence (qui ont profondément marqué sa vie depuis la guerre civile chinoise, qui a failli détruire sa famille, jusqu'au massacre de la place Tien An Men) mais qui aime les hommes qui sont plongés dedans malgré eux.
Amrit
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le 3 févr. 2012

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Amrit

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