Le film est le pendant des Moissons du ciel : pas de rouge ni de jaune, mais du bleu et du vert, pas de plaines infinies et arides mais des montagnes luxuriantes, pas de désespoir et de misère, mais une vie de bonheur et d’espérance.


Comme les Moissons, Malick revient à ses fondamentaux : la vie simple et ordinaire d’anonymes, le quotidien de labeur - le travail est un thème récurrent chez le réalisateur - mais loin des folies du monde moderne, des vies de fermiers. Ceux qui connaissent les Alpes savent la rudesse de cette vie, récompensée par la beauté insolente des montagnes qui toisent les cieux. Les corps sont secs, les traits tirés, les peaux tannées, les visages fermés, on vit encore avec les bêtes, dans des chalets de bois. J’ai reconnu pour ma part les décors atemporels de mon enfance quoiqu’ils sont un peu altérés aujourd'hui par le tourisme. Mon grand père a eu cette vie là, petit. Il est né dans une grange au coeur de la montagne, un temps pas si ancien où les bêtes dormaient en dessous, où l'on plumait les poules au pas de la porte, où l'on lavait son linge dans le lavoir municipal. Il a l'âge des filles du héros du film. Cette vie c'était hier.


Malick s’attarde sur ce quotidien paysan empli de liberté. Il ne cesse d’opposer des plans resserrés sur les visages burinés et durs avec des panoramas grand angle capturant la nature dans toute sa splendeur, comme si finalement, on pouvait y déceler la même beauté. Certains plans sont d’une esthétique étourdissante : montagne baignant dans la brume, cascades miroitantes... On voit les jeux d'enfants, les plaisirs des petites choses : une pomme qu'on déguste, des patates que l'on plante, des noix qu'on décortique. On comprend que jamais ces paysans autrichiens n’abandonneront cette vie.


Franz Jaggestatter est l’un d’entre eux. C'est un personnage qui a réellement existé, méconnu chez nous mais reconnu pour ses actes de résistance. Au début il part se mobiliser. La guerre paraît courte. La France est balayée. Il revient chez lui avec la ferme intention de ne jamais repartir. Il refuse de prêter serment à Hitler. Son acte séditieux le rend détesté par le village. Ses voisins s’agacent, il se brouille avec les habitants. Sa femme, Fany, et leurs enfants subissent les quolibets. Il devient un véritable objecteur de conscience sans jamais en revanche imposer sa vision ou se justifier. C'est une affaire de conviction intime, de croyance, de foi. Sa posture d'insoumission radicale s'accorde si bien au paysage alpin et à son histoire, régions reculées, toujours différentes, indépendantes, indomptables (cf. en France l'histoire des Escartons). Le cinéaste a compris l'esprit des Alpes. La guerre d'ailleurs est lointaine, un murmure tout au plus, dans cette vallée sauvage. Alors pourquoi y prêter allégeance ? Pourquoi aussi prêter allégeance à un homme dont on sait qu'il est l'antéchrist alors qu'on ne peut jurer fidélité qu'à une seule entité, Dieu ?


C'est ainsi que la famille traverse cette épreuve, soudée par l'amour et la foi, ce qui revient en fait au même. Ce couple s'aime d'une tendresse infinie. J'ai beaucoup songé à The Tree of Life qui explore la même thématique dans la même verdure. Mais Franz est remobilisé et doit repartir, pour toujours. Refusant de faire le salut hitlérien, il ira jusqu'au bout de son insoumission. On lui explique : tu n'es pas obligé d'y croire, ce ne sont que des mots. Mais Franz, toujours sera intransigeant. Il croise en prison d'autres rebelles comme lui, parfois devenus un peu fous, dans un milieu archi violent où l'on ne peut se parler, où l'on fait face à la solitude, sauf si on croit en Dieu. C'est cette foi qui le fera tenir.


La violence est étonnamment peu montrée. On pourrait s'attendre avec les nazis à voir des flots de sang. Il n'en est rien. La caméra de Malick est redevenue ici pudique. Il filme des visages, des expressions, presque pas de mots, des mains, des postures. Le film est assez silencieux. D'ailleurs une partie des dialogues sont laissés en allemand, comme un bruit de fond, tandis que seules les répliques essentielles sont dites en anglais et sous-titrées. La violence est suggérée ; quelques scènes sont rudes, Franz se prend des coups, Franz se fait brimer, Franz se fait même guillotiner, mais tout le dilemme du film est psychologique, intérieur : un homme dit non, et tient envers et contre tout. Sa confiance est telle qu'elle ébranle tout ceux qui le croisent : même le juge nazi se trouve bouleversé par la sérénité de cet homme face à la mort.


Le film est évidemment, comme tout le cinéma de Malick, naturaliste. A ce titre, il utilise la langue allemande mais aussi les images d'archives, qu'il rend dynamique par la mise en scène, pour plonger son récit dans la réalité, réalité qui ancrera la foi des personnages. Il filme les habitudes, les vêtements, les visages à l'envie, avec une caméra jamais figée, comme à son habitude, qui semble épouser les contours des montagnes et les silhouettes des personnages. On a parfois le sentiment que la caméra est un personnage qui s'est glissé près des autres. On est véritablement membre de cette famille. On se passe d'explications : on ne dit pas vraiment qui est qui, on le comprend petit à petit, plongé in medias res dans les vies de ces personnes et on prend le temps de les découvrir sur trois heures.


Terrence Malick aime aussi bâtir des oppositions : je l'ai dit, entre visages et paysages, mais aussi entre la vie libre de la montagne et les prisons. Le panorama de Franz se resserre peu à peu, métaphore du fascisme, jusqu'à ce qu'il finisse presque dans le noir. Les scènes sont également montées en alternance, si bien qu'au lieu de montrer une progression chronologique, elles installent une constance : les scènes quotidiennes ne sont au fond que des variantes des précédentes, elles s'entremêlent pour témoigner d'une habitude. Idem en prison : les scènes sont des déclinaisons des unes et des autres.


Le film, taiseux, sauf peut-être avec les éternelles voix off de Malick qui sont ici les lettres entre Franz et son épouse, doit beaucoup à son casting qui est formidable puisque tout se dit, se lit, sur les visages, par les attitudes et les petits gestes. August Diehl et Valerie Pachner, forment un duo très touchant, qui évite toutes les ornières du mélodrame. Mention aussi à Bruno Ganz, visage incroyable, une de ses dernières apparitions au cinéma. La technique de Malick est simple : faire de longues prises et capter l'instant de vérité qu'il glissera ensuite dans le montage final et ça fonctionne : tout est criant d'authenticité. Le film est presque ralenti. Il démarre très lentement, il pose son jeu, parce qu'il décrit des scènes quotidiennes, dans un décor figé, éternel. On respire, on prend des bouffées d'oxygènes et de chlorophylle en regardant les Alpes autrichiennes.


Et puis il y a la foi, une obsession chez Malick mais qui a ici tout son sens, en s'opposant au fascisme. La foi est un acte de liberté puisque conscience individuelle là où le fascisme est le royaume des accodomments, souvent avec l'horreur, et qui nie toute individualité, toute conscience, toute pensée divergente. Cette foi, inébranlable, c'est celle d'un couple qui se soutiendra jusqu'à la fin, celle de coeurs entièrement consacrés à Dieu. Elle le dit dans ses prières : "toi, qui aimes plus mon époux que moi."


Le film est triste, dramatique. Un homme, un père, un époux, refuse de se plier, il en mourra. Mais le film n'est pas désespéré. Au contraire, le film est plein d'espoir. Il est optimiste, il montre la force, même face au pire, d'un esprit sur un corps, la supériorité du spirituel sur le temporel. Qu'importe la mort quand on croit à la résurrection... La vie de Franz, c'est la métaphore de la passion du christ et de la foi : il endure, et plus il endure, plus il acquiert la certitude de son salut. Il a des doutes, il pleure aussi, il souffre, mais il reste debout. Sa femme accepte cette destinée, certaine que le voyage ne s'arrêtera pas là. La mort, Franz aurait pu l'éviter : le prêtre, l'évêque, son avocat, lui tendent la main. La religion ici est aveugle à la foi de Franz. L'Eglise s'enfonce et n'écoute pas les voix du Seigneur, vieille histoire des institutions et des dogmes, bien loin de la foi profonde et sincère des hommes. Au fond le crime de lèse majesté n'est pas si grave. Mais Franz refuse les conseils, car ce sont les épreuves de son chemin de croix, ce sont des tentations que le martyr, le christ, doit fuir.


On le lui répète : son geste ne changera rien au cours de l'histoire. Mais là-dessus Malick est en désaccord : ce sont ces petites résistances qui ont eu raison de la barbarie, c'est le sacrifice d'hommes et de femmes ordinaires qui a conduit à la rémission des pêchés du monde. D'ailleurs Franz est devenu une figure de la résistance, un symbole par la suite pour les Autrichiens. Il a été reconnu martyr et béatifié. Malick cite ces mots de George Elliot : "Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu'elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus."


Terrence Malick fait une véritable profession de foi. Tout le monde peut suivre les traces de Jésus. Le sens de l'histoire, pour lui, est celui de la foi et du christianisme. Mais ce n'est pas exclusif, pas communautaire. Le message est universel et plein d'espoir. Le réalisateur revient à ses thématiques originelles : la nature, la foi, la guerre (La Ligne Rouge) et le rapport entre les trois. Ce film est une mise en application magistrale des enseignements des Évangiles, sublimé par des paysages grandioses que Terrence Malick filme jusqu'au bout comme pour nous faire sentir que l'esprit de Dieu se tient là, dans les choses les plus simples et les plus belles (transcendalisme, une thématique si présente dans l'art américain), à portée de main et que jamais la barbarie n'aura raison de lui. L'homme simple est bon. Et la montagne est un peu magique, comme celle de Thomas Mann. J'ai songé à The Mission de Roland Joffé, qui avait déjà fait forte impression à Cannes il y a plus de trente ans avec la Palme d'or, qui illustrait la même idée : une sorte de jubilation intérieure, de force tranquille, de sérénité que même le pire ne ferait jamais plier, sans oublier Des Hommes et des Dieux de Xavier Beauvois. Évidemment, certains trouveront cette bigoterie excessive et pathétique. Ce n'est pas faux. Le film est à contre courant, presque réactionnaire, de notre époque. Ces messages ne parleront peut-être pas à tout le monde. Le long métrage, de plus, n'est pas voyeuriste mais pudique. Il y a des scènes marquantes mais elles sont intimes, furtives, suggestives. Le voyage du spectateur ici est intellectuel, intérieur, spirituel.


Là où le grand cinéma actuel est cynique, ironique (The Joker, Parasite), Malick est résolument optimiste. L'espérance c'est peut-être l'horizon le plus éloigné de notre époque et c'est pourtant celui dont nous avons besoin. On retrouve ici un vrai héros, au sens moral du terme, pour lequel la mort n'est rien.


Il est rarissime que je mette 10, encore plus à un film récent et encore plus à un film que je viens de voir. Mais il n'y a pas de doute à avoir. La foi peut déplacer des montagnes disent les Evangiles. Avec ce film et Terrence Malick en prophète, on serait tenté de le croire.

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le 13 janv. 2020

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Tom_Ab

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