À la manière qu’il avait déjà placé l’écrivain Michel Houellebecq en situation de déphasage complet dans des circonstances certes moins dramatiques, le réalisateur Guillaume Nicloux renouvelle cette idée en amenant dans la Vallée de la Mort aux États-Unis deux monstres sacrés du cinéma français : Isabelle Huppert et Gérard Depardieu. Pour ce couple aujourd’hui séparé, il ne s’agit pas d’un enlèvement, ou alors d'une sorte de rapt spirituel ou métaphysique, organisé par leur fils Michaël qui s’est donné la mort six mois plus tôt à San Francisco. Le film s’installe à la lisière de la réalité et du fantastique. Le couple se prénomme Isabelle et Gérard, lui est reconnu comme comédien célèbre par un touriste local et il est bien sûr impossible de ne pas faire le rapprochement avec l’histoire personnelle et tragique de l’acteur du Dernier Métro. Nullement embarrassé d’un background qui pourrait appesantir ou orienter son travail, le réalisateur de La Religieuse nous entraine à sa suite sur les territoires étranges du surréalisme et du spirituel, en tournant le dos au cartésianisme, en saupoudrant le tout d’un humour réjouissant et inattendu.
Comme il fait coexister des registres différents, Guillaume Nicloux alterne les séquences en plein désert sous une chaleur accablante où tout peut survenir (un bolide sur une route, un animal sauvage, des randonneurs) et celles des hôtels et restaurants où s’arrêtent Isabelle et Gérard.


Les ressorts de cet énigmatique jeu de pistes sont davantage à chercher du côté des notions de couple, donc d’amour et de désamour, de perte et de deuil. Même s’ils sont séparés et se sont perdus de vue depuis longtemps, les parents de Michaël ont en commun l’histoire qui les rattache à leur fils, et peu importe s’ils n’en partagent pas les mêmes souvenirs ou n’accordent pas un intérêt similaire au rappel de certains faits. En dépit de l’espace immense qui les entoure, à la fois écrasant (et pas uniquement parce qu’il y fait des températures hors normes) et anxiogène, les deux protagonistes semblent être les prisonniers plus ou moins volontaires d’un huis clos (passé, culpabilité, incompréhension) matérialisé par les chambres d’hôtels et l’habitacle climatisé du véhicule.


Dans un dispositif minimaliste dont les bizarreries évoquent le travail de David Lynch, le réalisateur à l’aide de ses deux comédiens formidables qui n’avaient pas joué ensemble depuis 35 ans (Loulou de Maurice Pialat en 1980) réfléchit également à son art : qu’est-ce-que le cinéma peut montrer et en quoi il est aussi le domaine idéal et logique de l’artifice, du mensonge, de la déformation ? En short, transpirant et essoufflé, Gérard Depardieu se livre sans se préoccuper de son physique, à peine une remarque liminaire lorsqu’il retrouve Isabelle. En face de lui, la comédienne gracile dont l’apparent détachement cache mal l’angoisse et la culpabilité qui la rongent n’est pas qu’un simple faire-valoir : elle sert en quelque sorte de repère et permet ainsi de mesurer l’écart vertigineux qui peut s’être creusé entre deux êtres qui se sont aimés, d’illustrer par ricochet le gouffre entre une actrice qui a élevé comme règle de vie l’exigence et l’ouverture d’esprit et un (immense) acteur qui, malmené par l’existence, n’a eu de cesse de se fourvoyer.


Les niveaux de lecture sont donc multiples pour ce film unique, captivant et dérangeant, qui prête autant à rire qu’à pleurer. Au cœur de ce désert inhospitalier dont les canyons démesurés sont comme des appels à se jeter dans le précipice, nous pénétrons dans celui d’une histoire intime et universelle, comme un voyage qui donne assurément le vertige et tient aussi du mirage. En tout cas, une aventure qui vaut largement le coup.

PatrickBraganti
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le 17 juin 2015

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