En 1975, "Vol au-dessus d’un Nid de Coucou" fut un triomphe populaire et critique international, et plaça aussi bien Jack Nicholson, acteur jusque-là cantonné à un cinéma plus auteuriste (Dennis Hopper, Antonioni, Rafelson), que Milos Forman, réalisateur estampillé « nouvelle vague » tout juste échappé de la Tchécoslovaquie communiste, dans la liste des personnes qui comptent à Hollywood… Ceci sans même mentionner le succès financier de Michael Douglas, alors encore « simple » producteur.


Bien entendu, au-delà des talents considérables à l’œuvre ici – et il faut aussi citer une Louise Fletcher dans un rôle tétanisant de tyran absolu (elle devint sans doute la personne la plus universellement haïe en cette année 1975 !), et un Brad Dourif débutant littéralement incandescent -, la réussite du film tient dans la parfaite combinaison de deux niveaux de lecture, se complétant et s’enrichissant mutuellement. Au premier degré, voilà une critique, assez en avance sur son époque, des excès de la psychiatrie – l’enfermement quasi carcéral des malades, le recours systématique aux drogues, aux électro-chocs, voire à la lobotomie -, à travers le regard d’abord incrédule, puis de plus en plus révolté de Randall McMurphy, un petit délinquant imaginant échapper à la prison en se faisant passer pour mentalement dérangé… Ce qui en soit est déjà un sujet passionnant, les surprenantes « manœuvres de diversion » de McMurphy semblant avoir rapidement un effet thérapeutique bien plus positif que la chimie et les contraintes physiques de l’institution psychiatrique.


Mais le véritable sujet de "Vol au-dessus d’un Nid de Coucou", c’est évidemment la description du fonctionnement d’un pouvoir absolu, remarquablement personnifié par le personnage de l'infirmière en chef, qui œuvre pour le bien commun de ceux qu’elle administre, mais qui prend surtout un plaisir pervers à régenter son petit monde et qui savoure l'autorité que sa position lui confère, le tout avec la complicité d'une « majorité silencieuse », sinon même de ses victimes (les malades sont pour la plupart internés de leur plein gré !). Qui mieux qu’un jeune réalisateur comme Milos Forman, témoin de première main de la brutalité communiste (et de son utilisation de la psychiatrie comme moyen de punition et de contrôle des réfractaires) pour réaliser ce film-brûlot, et faire un travail remarquable d’empathie vis-à-vis des victimes du système, qui va peu à peu forcer le spectateur à prendre le parti de la rébellion ?


La première partie du film porte encore les traces du jeune cinéma européen moderne, et de son incomparable liberté de ton : en laissant s’exprimer de manière brute, incontrôlée, l’énergie du groupe dans des situations volontiers farfelues, Forman peint la résilience de la Vie au sein des systèmes totalitaires, et se joue des codes narratifs classiques du cinéma US. Grâce à la folle énergie déployée par un Nicholson déchaîné, fascinant, qui n’a pas encore systématisé ses fameux rictus et ses regards inquiétants, "Vol au-dessus d'un Nid de Coucou" décolle littéralement vers la jubilation libératrice.


La dernière partie du film est plus classique, donc pourra décevoir les critiques les plus exigeants, de par la mise en place de mécanismes narratifs plus habituels : la reprise en main de la situation par le système, la destruction morale, mentale et physique de ceux qui ont remis en cause l’ordre, et pour finir l’espoir absolu qui résiste malgré tout, font partie d’un mécanisme dramatique, voire mélodramatique, à l’efficacité éprouvée. Il convient toutefois d’admettre que tout cela est conté et mis en scène de main de maître, et qu’il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas pleurer des larmes de sang en la mémoire de Billy Bibbit et de McMurphy, et ne pas s’envoler vers la montagne de ses ancêtres avec Chief Bromden !


Il est d’ailleurs remarquable de constater en 2019 que près d’un demi-siècle n’a pas usé la radicalité et le pouvoir bouleversant de "Vol au-dessus d’un Nid de Coucou", qui reste l’un des grands films de l’Histoire du Cinéma sur le devoir de révolte que nous avons tous face à l'oppression, même au péril de notre santé mentale et notre vie.


[Critique écrite en 2019 à partir de notes prises en 1975]

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le 19 avr. 2019

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Eric BBYoda

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