Depuis 2007, l’activité de Cronenberg était en suspens. Après le tandem A History of Violence/Les Promesses de l’Ombre, tournant déconcertant pour les cinéphiles qui voyait Cronenberg se lancer dans un cinéma mainstream, on était logiquement plongé dans le doute. Il s’agissait toujours d’un cinéma très froid et ambitieux, mais aussi moins cérébral et surtout assez codifié, tant par rapport à un genre (la mafia, le western) que par rapport à l’air du temps. Cronenberg revenait donc en fin 2011 avec A Dangerous Method, achevant dans la foulée ce Cosmopolis (sortant en salles ce jour) s’annonçant ébouriffant. Ce tandem-là semble marquer un retour à un cinéma conceptuel et des projets plus téméraires et abstraits : l’enjeu, à moyen-terme, est de déterminer ce que Cronenberg gardera de ses récentes mutations ou d’identifier ses nouvelles manies et lubbies.

En attendant le come-back révolutionnaire, A Dangerous Method rassure sur l’intransigeance intellectuelle et formelle de son auteur, convoquant les deux papes de psychanalyse (Freud et Jung). Dans leurs joutes s’immisce Sabina Spielrein (Keira Knightley), elle-même future psychanalyste freudienne, arbitre et accessoire relationnel et des fabrications théoriques en chantier. Désincarné et abondant, tout le film se partage entre la confrontation des visions de Freud et Jung (opposés notamment sur l’importance et l’implication du sexe dans la lecture psychanalytique des esprits). Spielrein est un avatar temporisateur ; Cronenberg aurait pu en faire celle par qui l’émotion arrive, mais il évite cet écueil, d’ailleurs les effusions romantiques ou sensuelles convergent immédiatement vers l’analyse rationnelle (tout devant nécessairement être inscrit dans un ordre d’idée plus vaste – ou s’évanouir faute d’être significatif).

Voilà le pitsch : il était une fois une psychanalyse dure, hybride de pseudo-science, de traditionalisme et de rigorisme agressif. Une psychanalyse obscurantiste, post-médiévale en quelque sorte. Carl Jung (Michael Fassbinder) en extraie Sabina/Keira, maniaque hystérique aux mains de vautours conservateurs, dont la psychiatrie est l’arme et le moyen d’assouvir des besoins de domination et de sécurité. Jung emploie sa protégée comme assistante, cherche à valider puis élabore avec elle des thèses, d’abord au sujet d’un principe de déduction et d’associations de mots, puis, entre autres expérimentations savantes, autour de confrontations sadomasochistes très platoniques. Face à eux, un homme arrogant de ses découvertes, certain d’être un pionnier ; tout en flegme mesquin, Viggo Mortensen (en passe de devenir un collaborateur-fétiche de Cronenberg) fait de Freud le connard arrogant et opportuniste par excellence. Les deux hommes entretiennent des rapports constructifs, dans une pédagogie mutuelle, jusqu’à l’émergence d’un conflit couvert, toujours courtois et assassin.

Avec A Dangerous Method, Cronenberg retrouve de cette dynamique "clinique" qui manquait depuis Spider. Il introduit également une dose d’humour plus tacite – mais sans jamais s’égarer pour autant, sans se mettre à esquiver son sujet en se masquant derrière une ironie quelconque. C’est aussi pour cela que Cronenberg est resté auteur productif avant d’être faiseur industrieux. Pour autant, cette livraison est encore plus académique que le diptyque précédent ; mais son univers est moins ancré, son horizon n’a pour limites que celles des spéculations et de l’imagination de ses héros. A Dangerous Method est l’écrin de réflexions aventureuses mais méthodiques. C’est un objet mouvant mais passablement neutre. La forme, simple et épurée, paraît choisie comme pour ne pas gêner l’intelligence et la croissance ; comme, aussi, pour mieux anticiper les tentatives d’irruption de pulsions et prise de conscience violentes au milieu d’une atmosphère immaculée. Bien sûr, l’œuvre ressemble à un vieux drame bourgeois d’époque, mais est tâché par des névroses et des désirs latents cherchant à exulter ; dès lors, cette réserve, cette pudibonderie de façade même, deviennent le jouet d’un artiste pervers et chercheur décidé.
Zogarok

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