La peur collective de l’escalade est de retour. Poutine l’entretient depuis 2022, en exhibant ses gros missiles, en violant des espaces aériens. Car menacer, c’est dissuader (de secourir l’Ukraine). Dans cette logique, on intimide à son tour, et de menace en menace se restaure un équilibre, celui de la terreur. Or pour basculer, il suffirait de céder à la panique, selon Kathryn Bigelow. Voyant revenir un climat de Guerre froide, la cinéaste réactualise la dénonciation d’une machine infernale. Ce geste de sensibilisation n’est pas neuf. Depuis Docteur Folamour (1964), on s’est intéressé à la folie du protocole inarrêtable, jusqu’au Chant du loup (2019) où Antonin Baudry reprenait la recette du film cocotte-minute, justement perfectionnée par Bigelow dans K-19 (2002). Il n’est pas étonnant qu’elle soit revenue sur ce terrain-là : c’est un peu sa « zone de confort », virtuose qu’elle est dans l’art de filmer des personnages tenus de garder le contrôle sous une pression maximale.

De ce point de vue, A House of Dynamite est un tour de force car elle parvient trois fois à recréer une tension paroxystique, malgré la répétition d’une même matinée, de l’insouciante arrivée au bureau, peu avant la détection d’un missile menaçant, jusqu’à son impact annoncé à Chicago. Le Président doit alors trancher ce dilemme classique : attendre ou anticiper la riposte ? Perdre la Troisième Guerre mondiale d’emblée, ou la provoquer pour rien ? Mais venu l’instant du dénouement, nous découvrons que le bouton rouge sert en fait à réinitialiser le film. Or le suspense est source de stress autant que de plaisir : son interruption juste avant la petite mort (y compris à la fin du film) provoque une intense frustration. Forcément, ce retrait in extremis pose question. Mais la signification en est simple : la boucle pourrait encore recommencer. Le motif du film, c’est donc le climat insoutenable lui-même, celui que nous impose ce statu quo insensé de l’équilibre de la terreur, qui porte bien son nom. Un cercle de l’Enfer dépeint avec force — la dernière image étant celle d’un soldat qui vomit. Mais le film croit bon de se parer de phrases-chocs en grand, d’expliciter la métaphore de son titre, ou de sortir tout l’attirail tire-larmes de la Famille américaine (fiançailles, grossesse, enfants de tous âges, etc.) Lors de sa présentation à la Cinémathèque, la réalisatrice s’est dite « inquiète pour l’Humanité », achevant de paver son Enfer de bonnes intentions.


Dans WarGames (1983), un ado américain déclenchait malgré lui le niveau d’alerte nucléaire maximal, en croyant avoir piraté un jeu de simulation. A House of Dynamite se montre plus cru et documenté, mais non moins ludique. La répétition sert d’abord à compléter un puzzle fait d’une dizaine de points de vue, censés couvrir tout l’état-major américain. Mais contrairement au cas de Rashōmon (1950), ceux-ci ne s’avèrent pas contradictoires, mais complémentaires. L’ambiguïté du réel n’est donc pas vraiment le sujet. Alors, quelle est la vocation de ce puzzle ? Et vers quoi tend toute cette tension ?


Eh bien, vers la case manquante, celle du décisionnaire ultime dont le visage est caché durant les deux premiers tiers, à la faveur de l’extinction de sa vignette de visioconférence — c’est le POTUS absconditus. De ce trou, seule la voix éraillée du président nous parvient, brusquant ses subordonnés en lâchant des jurons : forcément, tout le monde pense à Trump. J’en vins donc à me dire que le film allait acculer Trump en un point-limite, où il ne pourrait plus se cacher derrière la fanfaronnade. À la manière d’Alex Garland qui, à la fin de Civil War (2024), cernait la médiocrité profonde de l’aspirant despote en le montrant incapable de produire une belle citation anthume. Mais non, cette rétention faciale préparait un autre coup, une surprise insensée : substituer à Trump un ersatz d’Obama, sans le charisme, la sveltesse, la présence d’esprit (Idris Elba à contre-emploi, étrangement empoté). Ç’aurait fait un bon personnage comique, n’était le contexte. Ce geste déconcertant s’avéra vite exaspérant : le président noir apparaît comme le maillon faible, plus encore que le chef du Pentagone (le malicieux Jared Harris, abonné aux rôles de suicidés). Bizarrement, on l’a choisi lui comme substitut du spectateur, à qui il faut tout expliquer. En bon représentant du peuple, il compare les plans d’attaque nucléaire à un menu, cherche conseil auprès de son aide de camp dont ce n’est pas la mission, cite le podcast qu’il vient d’écouter la veille, finit par appeler sa femme (sosie de Michelle) qui se trouve en pleine savane (!) En montant d’un cran, on constate que le Noir est crédible sur le terrain de basket, où il marque son panier, mais pas à la Maison-Blanche.


Peut-être n’est-ce là qu’une « maladresse ». On aura voulu dénoncer le don du Feu nucléaire entre des mains humaines, trop humaines, sans se rendre compte de l’image collatérale renvoyée par ce choix. Mais on peut aussi y voir un acte manqué. Quoiqu’il en soit, si l’on épouse le point de vue trumpiste, ce tour de passe-passe ressemblera à une mauvaise surprise. Où est notre homme fort ? Où est le sagace promoteur du Dôme d’or (projet de bouclier antiaérien intégral, annoncé en mai dernier) ? S’il voit ce film, Trump pourra tweeter : « Ces atermoiements ne seraient JAMAIS arrivés avec TRUMP ! »


Dès 2020, année d’écriture de Civil War, Alex Garland vit venir la guerre civile qui se prépare (le 30 septembre dernier, Trump rebaptisa la Défense en Département de la Guerre, tout en évoquant l’imminence d’une « guerre de l'intérieur »). Mais Bigelow regarde ailleurs. Elle préfère entériner le mythe victimaire des États-Unis, ici dépourvus de toute doctrine, vulnérables au premier projectile venu (« Nous n’avons pas de plan B. ») Il nous faut pleurer sur le sort des proches des membres de l’Administration. Avec le récent Une bataille après l’autre, Paul Thomas Anderson fit également preuve de virtuosité cinématographique autant que d’inconséquence politique, en abandonnant ses problématiques en cours de route, au profit d’une course-poursuite classique et stérile. Mais le tour de passe-passe orchestré par Bigelow et son scénariste est non seulement stérile mais douteux. Malgré tout leur talent, il semble leur manquer une case.

Alexcovo
5
Écrit par

Créée

le 3 oct. 2025

Critique lue 85 fois

1 j'aime

Alexcovo

Écrit par

Critique lue 85 fois

1

Du même critique

Under the Silver Lake
Alexcovo
10

De bric et de broc

Une certaine posture « Drôle d’objet ! » peut-on entendre en sortant d’une séance d’Under the silver lake. Pour sûr, les films comme lui sont rares, extra-ordinaires (au sens...

le 25 juin 2018

10 j'aime

2

Palombella rossa
Alexcovo
10

Une tête contre le monde

Ses films ne sont pas faciles. Ils sont les fragments livrés d’une conscience intranquille, et c’est à nous de recomposer un continuum, en faisant la part du « réel » et du...

le 30 avr. 2020

9 j'aime

2

Paul Sanchez est revenu !
Alexcovo
10

Du burlesque triste

(Attention : ici ça spoile tout) Mais pourquoi ce « Paul Sanchez est revenu ! », qui s’annonçait comme gentiment loufoque, m’a-t-il finalement donné envie de pleurer ? Ce...

le 1 août 2018

9 j'aime

3