La moisson de récompenses glanées par Leyla Bouzid pour son premier long-métrage n'est pas volée. Peu révolutionnaire sur la forme, "A peine j'ouvre les yeux" témoigne d'une belle sensibilité et creuse un peu plus le sillon de ces histoires familiales qu'elle semble affectionner. Comme dans son joli court-métrage "Soubresauts", Bouzid fait de la relation mère-fille le mur porteur de son film.


Si l'on excepte une scène rapide dans les mines de phosphate, aucune référence n'est faite à la Révolution de jasmin. Mue par le devoir de mémoire, la réalisatrice prend le contre-pied de la plupart des cinéastes tunisiens en recréant l'atmosphère anxiogène et paranoïaque des années Ben Ali. Tandis que les adultes savent et doivent tous s'accommoder de petits arrangements avec le régime et son administration, la jeunesse teste les limites de sa propre liberté. Dans ce contexte, l'insouciance de l'adulescente Farah, sa détermination à embrasser une carrière de chanteuse et de musicologue, et à s'affirmer dans un espace public masculin par tradition, ne font qu'empirer la relation conflictuelle qu'elle entretient avec sa mère dans une société où le qu'en-dira-t-on pèse aussi lourd que la surveillance policière au service du RCD.


Les désirs et les tourments de l'émancipation n'ont évidemment rien de neuf au cinéma, mais le simple fait que cette histoire se déroule dans la Tunisie de 2010 suffit à lui conférer une importance symbolique et à décupler la puissance du film. Traversé de sublimes chansons aux textes engagés, "A peine j'ouvre les yeux" retranscrit à merveille toute la fièvre et l'exaltation que peuvent engendrer un geste aussi simple que de chanter dans un pays muselé. Si vocalement ce n'est pas toujours parfait, Baya Medhaffar incarne avec une conviction et une spontanéité confondantes cette jeunesse qui refuse le stand by, au risque de se brûler les ailes. Elle est pour beaucoup dans la sensualité et la fraîcheur qui baignent le film d'un bout à l'autre. Ses face-à-face avec la grande Ghalia Ben Ali font des étincelles, jusqu'à cette scène finale, un tendre et pudique doigt d'honneur à l'obscurantisme qui nous laisse hagard et bouleversé.


Et s'il est encore permis d'avoir des craintes pour l'avenir de la Tunisie démocratique, nul doute qu'avec des pépites telles que Leyla Bouzid et Baya Medhaffar, le cinéma tunisien peut aller loin.

magyalmar
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le 14 août 2017

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magyalmar

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