Les mots ne peuvent rendre qu’imparfaitement ce tourbillon sensible qu’est Abominable, œuvre simple dont la modestie n’a d’égal que sa profonde poésie tant visuelle que dramatique. En apparence, il ne s’agirait là que d’un film d’animation de plus : une affiche colorée, des personnages mignons, une intrigue délocalisée en Asie. On a déjà vu ça mille fois. Et c’est en partie vrai. Car l’intrigue n’a rien d’original : la quête qui anime nos protagonistes respecte point par point les jalons de l’aventure initiatique au terme de laquelle les ingénus auront appris à voir le monde différemment, à le ressentir de façon plus intime. La caractérisation de ces héros rejoue une fois encore les antagonismes qui finissent par s’apprivoiser : le petit comique de service, le garçon qui ne voulait pas se trouver là, la fille marginale.


Seulement, se cache sous cet édifice balisé un cœur qui bat à l’unisson d’un père trop tôt disparu et dont les pulsations résonnent encore par les coups d’archet donnés sur le violon, instrument de raccord à l’univers qui se pratique sur les toits, en harmonie avec la nuit. La rencontre impromptue avec le yéti se suit d’un périple vécu comme le chemin intérieur qu’effectue une fille pour dire adieu à son père : à l’heure où blanchit la campagne disparaissent les traces de pas, s’envolent la photographie et les cartes postales. Tout semble perdu, et pourtant tout aura rarement été aussi proche. Ce que Yi apprend, c’est que l’amour ressenti pour un défunt perdure dans l’amour que l’on prodigue à de ceux qui restent et qui en entretiennent le souvenir. Ces géants de neige que sont les parents yéti symbolisent ainsi les gardiens de la mémoire, ils sont la preuve que l’amour ne saurait s’éteindre et se cristallise au-delà des montagnes, loin des regards indiscrets.


Abominable n’a de cesse de rappeler le potentiel merveilleux de l’imagination mise au contact de l’expérience ; ce faisant, il démasque les illusions trompeuses : une affiche expose l’Himalaya en pleine ville, les cartes postales donnent l’impression d’un voyage, tout comme l’argent censé le rendre possible. Il faut quitter les représentations et oser l’inexploré. La véritable aventure ne s’organise pas, elle s’effectue dans l’urgence, raccordée à l’immédiateté du présent comme somme des possibles. Derrière la solitude se terre la difficulté à accepter la perte, derrière la haine, une incompréhension. Une fois les antagonistes balayés d’un coup de baguette magique, ne restent que les enfants, le yéti et le vieillard. Autour de la figure mythique s’organise donc une microsociété qui, seule, a accès au potentiel magique du monde, à ses secrets les plus singuliers. Car l’extraordinaire doit rester inconnu du grand public s’il veut survivre, telle serait, en quelque sorte, la morale du long-métrage : se dévoiler, mettre à nu son secret, c’est aussitôt s’exposer à un danger de mort. Ce repli de l’extraordinaire vers une zone réservée à des initiés qui n’ont pour passeport que l’imagination et la bonté d’âme correspond aux mesures jouées par la violoniste : la musique souffle les trésors que l’artiste gardait cachés en lui, elle remue tout un monde intérieur qu’elle met au contact de l’univers, dans un acte de foi semblable à une communion spirituelle.


Sur le toit du monde, Abominable compose une longue mélodie qui fait résonner la sensibilité humaine avec la poésie du monde. On coupe les portables, on ouvre grand les yeux et les oreilles. Chut. De la caverne ancestrale, là, ça chante.

Fêtons_le_cinéma
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le 7 déc. 2019

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