Influencé par le néoréalisme italien, Pasolini, avec ce premier film, impose néanmoins sa marque d'emblée. Si Accattone montre bien une réalité sociale dans toute sa crudité, il s'intéresse d'une façon plus générale à l'être humain, au-delà des lieux et du temps. Et Pasolini nous livre une réflexion sur liberté/prédestination, entre autres. Avec, en arrière-plan, comme dans nombre de ses oeuvres, la tragédie antique (cf. Oedipe-Roi et Médée) et la culture judéo-chrétienne (cf. l'Evangile Selon St Matthieu et La Ricotta).


Accattone, "le mendiant", se nomme aussi Vittorio, "le victorieux". Sortira-t-il vainqueur du combat qu'il mène ? Ce combat, c'est celui d'échapper à sa condition - à son destin, dit la tragédie grecque. Cette lutte contre l'absolu est exprimée par la musique de Bach, omniprésente, et qui crée un décalage avec les images triviales de quartier pauvre que tourne Pasolini. Le jazz, l'autre musique, évoque, lui, ces quartiers, leur vitalité et leur sensualité.


En héros grec, Accattone débute le film par un exploit, tel Hercule l'un de ses travaux : traverser un fleuve après avoir mangé copieusement. Exploit puéril sans doute, à la mesure de ces petites frappes qui peuplent le quartier en périphérie de Rome que Pasolini nous donne à voir. Car Pasolini entend transposer la problématique des héros grecs au quotidien misérable de ces oubliés.


Qu'il filme avec une grande tendresse : ces trognes expressives, souvent hilares, sont inoubliables. Fauchés, désoeuvrés, immoraux, éhontés exploiteurs des femmes, ces loulous dégagent pourtant une joie de vivre et une fraternité qui fait défaut aux personnages intégrés au système (population honnête, religieux, policiers). Une scène est emblématique à cet égard : celle où Accattone et ses comparses se tordent de rire assis sur le trottoir. La politesse du désespoir en quelque sorte.


Pasolini s'intéresse aux corps. Celui d'Accattone, à cheval entre le monde des hors-la-loi et la société honnête, ne "tient pas", ni dans l'un ni dans l'autre : dans une brasserie, entourée de truands, il tombe dans les pommes ; plus tard dans le film, après une journée de travail "honnête", il s'effondrera de fatigue. Sa place n'est nulle part. Comme il le dit à la fin : "soit le monde me tue, soit je tue le monde". Accattone ne parvient pas à tuer le monde, c'est-à-dire à échapper à sa prison sociale. C'est donc le monde qui le tuera. Et il lâchera cette phrase ultime : "enfin je suis bien".


La tentative de conversion d'Accattone commence par un effondrement : Maddalena (référence évidente à Marie-Madeleine, la prostituée "que le Christ aimait"), dont il est le souteneur, est envoyée en prison, après s'être cassé la jambe - Accattone n'a pas su lire l'avertissement du destin et lui a ordonné de retourner sur le trottoir. Résultat, elle se retrouve au poste, sommée d'identifier ses agresseurs (les malfrats qui entouraient Accattone au bar) et plus généralement les maquereaux du quartier. La scène est magnifique, avec cette fenêtre de lumière projetée sur le sol, et avec les visages en gros plan des suspects passés en revue, qui révèlent soit la morgue, soit l'inquiétude, soit la fureur. Maddalena refuse de donner son amant et, alors qu'elle croupit en prison, sacrifiée, mais pleine d'une volonté farouche, Accattone ressort libre.


Libre, mais ébranlé. Le voilà qui erre dans le quartier : beaux plans avec les barres d'immeubles en fond, et scène troublante où il regarde un cortège funèbre aller dans la direction opposée - signe annonciateur de son destin, là encore. Jusqu'à l'endroit où vivent son fils et son ex-femme. C'est peu dire qu'il n'y est pas le bienvenu. Son fils ne le reconnaît même pas, sa femme le congédie, son beau-père le rejette violemment, et il finira par se battre avec son beau-frère - très belle scène de lutte, avec les pieds des badauds en arrière-plan. Car Accattone est un sanguin, il entend, en effet, "tuer le monde". Il est finalement hué par la foule, et banni du quartier.


C'est au fond du trou que l'on peut rebondir. L'espoir d'une conversion se nomme Stella (l'étoile qui guide, autre référence biblique). Stella, c'est celle qui fait "faire un pas de côté" : elle trouble Accattone, lui fait entrevoir un autre monde. Et c'est en la revoyant qu'il renoncera à son projet cynique et manipulateur de garder pour lui seul le plat de spaghettis convoité par ses copains.


Vêtue comme une princesse (Accattone n'hésite pas à dépouiller son propre fils, qui n'a pour jouets que des bouteilles vides et des cailloux, pour lui offrir des chaussures), Stella peut aimanter Accattone vers la lumière. Ou se faire entraîner par lui vers les bas-fonds. C'est cette deuxième option qui va prévaloir car, aspect très intelligent du scénario, Stella est docile. Elle est comme la liberté donnée par Dieu aux hommes et dont ils peuvent user à leur guise. Elle acceptera donc (presque) de se prostituer elle aussi : première scène de danse, où Accattone laisse Stella se faire papouiller par un "client" (bon, l'orchestre de danse compte un accordéon et un guitariste, alors qu'on entend du piano et du sax, mais passons sur cette faiblesse !). S'ensuit une explication, dans un plan simple et très long sur une route où la caméra recule devant la marche des protagonistes : Stella explique qu'elle pensait que c'était "ce qu'il fallait faire"... Elle est pure grâce, mise entre les mains du héros, qui peut en faire ce qu'il veut.


Il va pourtant persister, et l'offrir à l'étalage comme les autres prostituées. Mais la blanche colombe ne peut totalement être souillée, et Accattone finit par le comprendre. Il va donc décider de se mettre au travail : Hercule sort de sa léthargie. Mais, comme on l'a vu, son corps n'est pas fait pour ça. Il a pourtant franchi le rubicond, et ses amis le rejettent. Nouvelle bagarre, puis Accattone rentre chez lui, abîmé. De nouveau, Stella incarne sa liberté : elle peut retourner sur le trottoir s'il le faut ? Non : Accattone a fermé cette option.


Reste le vol, l'autre activité des quartiers. Ultime chance de trouver sa place en ce monde. Mais Maddalena, l'antithèse de Stella, toute de flamme et de volonté, apprenant qu'il l'a trahie, le dénonce. Dès lors, Accattone est surveillé : les yeux de l'agent affecté à cette tache en attesteront. L'issue fatale se dessine, représentée par un rêve, belle séquence où Accattone assiste à son propre enterrement.


Accattone, c'est donc l'histoire d'une oscillation, la marche sur une ligne de crête entre deux mondes, à l'image du héros marchant sur le rebord du pont, hésitant à se jeter dans le vide. Tout le ramène à sa condition, mais lui se sent appelé. Cette oscillation, cette tension, est éprouvante, source de souffrance. Car, comme le Christ, Accattone est un héros faible. Son royaume "n'est pas de ce monde". Et Pasolini, pour clore son film, ose cette idée : lorsqu'un destin ne trouve pas de place pour s'accomplir, la mort peut être une délivrance.


Truffé de références, fort joliment filmé, magnifiquement interprété essentiellement par des non professionnels (à commencer par Franco Citti à l'époque, qu'on reverra dans de nombreux autres Pasolini), Accattone est une oeuvre riche, qui vous travaille après visionnage. Mamma Roma, son film suivant, beaucoup plus réputé, lui fait paraît-il écho. Hâte de le voir pour en juger.


Et pleinement d'accord avec la moyenne des contributions de SC au moment où j'écris : 7,5.

Jduvi
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le 3 févr. 2019

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Jduvi

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