After Life est un film qui agit avec douceur et de profondeur. À partir d’un dispositif épuré au possible, il installe un purgatoire bureaucratique sans artifice où les morts disposent d’une semaine pour choisir un souvenir qu’ils emporteront pour l’éternité. Ce faisant, Kore-eda construit une réflexion vertigineuse sur la mémoire, le souvenir, la responsabilité, et sur la nature du cinéma lui-même.

Ici, le paradis est un vieux centre social fatigué, où des employés compilent les témoignages des défunts avec des magnétophones à cassettes et des caméras à l’épaule.

Cette esthétique volontairement pauvre évoque la sécheresse kafkaïenne de l’administration, mais sans jamais perdre en humanité. Le film s’inscrit dans cette ligne rare du cinéma qui ose la lenteur, les silences, les visages et les hésitations, dans la veine de Tarkovski, Béla Tarr ou Van Sant, mais avec la chaleur japonaise qui rend tout si attendrissant.

Chaque personnage, nous tend un miroir. On y retrouve nos doutes, nos souvenirs d’enfance, nos regrets. La scène où l’un des personnages refuse de choisir un souvenir parce qu’il y verrait une déresponsabilisation de l’ensemble de sa vie soulève une question nietzschéenne majeure : comment vivrait-t-on s’il fallait tout revoir en boucle à la fin ?

Ce refus de choisir devient un point de bascule. Il introduit un doute fondamental : choisir, c’est déjà mentir. C’est réduire une vie à un moment isolé, un fragment qui efface tout le reste. Ce personnage refuse la consolation, et à travers lui, Kore-eda interroge notre besoin de sens, de narration, de clôture. Ce même personnage demande s’il peut choisir un rêve plutôt qu’un souvenir. Il n’y a pas de réponse claire. Pas d’explication. Juste ce geste poétique. Fort.

La réalisation est d’une intelligence rare. Elle ne cherche pas à faire croire. Elle accompagne. Les effets sont fabriqués à la main, avec des rideaux, des ventilateurs, des projecteurs bricolés. C’est du cinéma au sens premier : un art artisanal, fait de choix concrets. Rien n’est spectaculaire, et pourtant tout est juste.

Même les éléments fantastiques sont traités à hauteur d’homme. Les employés de ce purgatoire ne vieillissent pas. Ils sont peut-être des anges, mais le film ne le dit jamais. Il le suggère. Et cette retenue est essentielle. Elle respecte le spectateur. Elle laisse l’espace pour penser, ou pour ressentir.

La fin, comme tout le reste, ne conclut rien. Le souvenir est filmé, monté avec les moyens du bord, projeté. Il devient un film dans le film. Mais là encore, Kore-eda évite toute recherche d’effet. Tout en justesse, After Life est un film spirituel sans dogme, philosophique sans démonstration, minimaliste sans froideur. Il agit doucement, remue profondément. Célèbre l’économie de moyen et la précision du geste. Un manifeste du cinéma.

ImaniBogamine
10
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le 18 mai 2025

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ImaniBogamine

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