After Yang
6.3
After Yang

Film de Kogonada (2021)

Explorer l’altérité robotique par la SF, pour mieux questionner notre identité, relève de l’entreprise périlleuse depuis la performance réalisée par Blade Runner : comment éviter la redite ? Comment se différencier efficacement du chef-d’œuvre de Ridley Scott ? S’il ne prétend pas à la même excellence, After Yang a au moins le mérite d’aborder le sujet par un angle pour le moins original, abandonnant le registre anxiogène propre au cyberpunk pour proposer une science-fiction minimaliste et apaisée, sur laquelle plane l’ombre tutélaire de Yasujiro Ozu. Une référence cinématographique évidente pour Kogonada tant elle reflète ses propres préoccupations identitaires : lui dont l’identité pourrait être éclatée, tiraillée entre sa condition de citoyen états-unien et ses origines sud-coréennes, a trouvé une forme d’unité en tant que cinéaste imprégné des préceptes d’Ozu (son pseudonyme étant d’ailleurs une référence à Kôgo Noda, célèbre scénariste du maitre nippon). Comme son mentor, il s’empare de ce cinéma au rythme posé pour aborder l’identité, la mémoire et le deuil, pour scruter cet individu en quête d’harmonie au sein de la grande famille des êtres humains.


Une harmonie familiale que l’on questionne, d’ailleurs, dès le début du film, avec ce générique nous montrant différentes familles US exécutant une chorégraphie musicale : les êtres sont différents, ethniquement et sociologiquement parlant, et pourtant ils doivent agir de concert pour donner l’image d’une cohésion, d’une union parfaite. Une image illusoire, évidemment, un simple bug pouvant entrainer la disharmonie, la dislocation de la famille au contact de cette modernité pourvoyeuse de chaos. Et comme cela se produit souvent chez Ozu, c’est à travers la figure de l’enfant que le chaos des adultes se perçoit : la défaillance du « techno sapiens » Yang, l’enfant mécanique, révèle les défaillances de la famille de Jake : trois humains vivant certes sous le même toit, mais sans que les liens du sang ne puissent les unir ! La séquence introductive permet ainsi de pointer du doigt les déconnections de cette famille – des déconnections que la présence de Yang pouvait masquer - comme celle de cette petite fille, Mika, qui ne se reconnait pas dans son milieu culturel d’adoption, ou encore celle de ces parents paralysés par l’angoisse de ne pouvoir intégrer leur enfant.


Même si son approche du sujet aurait mérité d’être un peu plus affiné, sur les plans tant existentialiste et philosophique qu’éthique, After Yang interpelle par sa manière d’imager la question identitaire. Cela se fait notamment par le prisme de la mémoire, lorsque Jake va parcourir le disque dur de Yang sur lequel est gravé sa mémoire visuelle et sonore. En visionnant le passé de Yang, il s’interroge sur son existence : et si les robots avaient aussi un jardin secret ? La bonne idée sera de nous représenter visuellement cette mémoire comme une réalité virtuelle que l’on explore à travers les lunettes et donc les yeux de Yang, nous donnant accès à un point de vue singulier, à un semblant de conscience : lorsque son regard fixe une jeune femme lors d’un concert, accompagne Mika à travers la plantation de thé, observe son image dans un miroir...


Malgré une mise en place parfois répétitive, voire un peu laborieuse, cette fusion des regards, entre celui de la machine et de l’homme, va induire des éveils réflexifs pour Jake, comprenant par la mort l’importance du vivant, mettant de l’humain sur la figure de son fils-robot. Un cheminement que Kogonada va traduire avec subtilité, mettant visuellement l’emphase sur les questions existentielles en jouant sur les chromatiques, la douceur de la lumière, les cadres intimistes ou le ratio de l’image. Tout aussi subtilement, il va brouiller la limite entre le synthétique et l’organique en nous faisant voir un futur amalgamant la science-fiction au minimalisme : on découvre un monde à la chorégraphie harmonieuse, dans lequel le mouvement du vent dans les arbres ou des feuilles de thé dans l’eau chaude se confond avec celui des voitures futuristes ou des robots. Poétiquement, ainsi, il nous interpelle en exprimant le « vivant » à travers sa complexité (ce monde où l’humain se fond avec la technique), suggérant une identité qui l’est tout autant.


Bien sûr, cette harmonie qui se dessine par l’union d’entités à la fois opposées et complémentaires évoque de manière limpide le Yin Yang, ou, pour le dire plus grossièrement, l’union entre la machine Yang et sa famille de chair et de sang. Une relation que Kogonada met toutefois joliment en image en faisant le lien entre identité et mémoire par l’intermédiaire d’objets signifiants. Le thé est le premier d’entre eux puisqu’il permet l’union et la synergie de ces éléments contraires mais complémentaires qui font former une « famille », une « identité » culturelle et émotionnelle commune. Le thé en effet, breuvage chinois par excellence, va orienter Jake sur le plan culturel et spirituel (fascination pour la culture du thé, la culture chinoise), et bien sûr familial (une fille biologiquement chinoise, un fils artificiellement chinois). Comme le dit Herzog, cité par Jake lui-même, c’est tout un monde qui est contenu dans une tasse de thé. Un monde qui est, à l’instar du disque dur de Yang, l’essence d’une mémoire, la manière de ce qu’on a été et qui perdure après la mort.

Procol-Harum
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le 12 juil. 2022

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