Il est préférable d’avoir vu le film avant de lire ce texte.

Véritable petit phénomène indépendant du début d’année, ce premier long métrage très personnel de la britannique Charlotte Wells avait déjà fait forte impression lors de son passage par la Semaine de la Critique à Cannes en 2022. L’ayant découvert dans la foulée de cette présentation, j’en avais été chamboulé, le défendant envers et contre toutes les mauvaises langues qui trouvaient à ce moment-là le film artificiel et un peu creux. Il y a de ces moments assez grisants dans une vie de cinéphile où l’on sent qu’un film a résonné particulièrement en nous, non pas nécessairement parce qu’il parlerait de choses qui nous sont pleinement personnelles, mais parce que sa façon d’évoquer des éléments de la vie de son auteur nous donne cette sensation de dialoguer avec nous et rien qu’avec nous. On se retrouve alors à s’approprier le film et à en faire une affaire personnelle, le défendant bec et ongles comme s’il s’agissait de notre propre œuvre. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec ce film lors de mon premier visionnage, et sa sortie tardive dans les salles françaises a rendu les choses un peu compliquées au moment où le buzz positif a commencé à retentir. Ayant attendu pour le revoir, comme si le fait de s’y confronter à nouveau trop rapidement risquait d’abîmer ce flacon fragile tout en fragrances douces et indicibles, le pas a donc été franchi et avec lui l’heure de la confirmation. Disons-le tout net, et de manière purement subjective et personnelle : il s’agit bel et bien du plus beau et fulgurant premier film contemplé ces dernières années. Un moment de cinéma aussi solaire en apparence qu’il est complexe et rude dans ce qu’il évoque en sourdine, sans jamais l’asséner lourdement, rendant ces quelques jours de vacances à priori anodines entre un jeune père et sa fille de 11 ans d’autant plus inoubliables.

L’histoire prend place par une fin d’été, en fin des 90’s, dans une petite station de vacances en Turquie. Callum se retrouve seul avec sa fille pour des vacances que l’on devine rapidement être les dernières qu’ils ont passé ensemble avant un évènement qui ne sera jamais évoqué explicitement mais que l’on doit déchiffrer par un montage mental effectué à travers les souvenirs de Sophie adulte, mélancolique et tentant de reconstruire le puzzle de cet-été là, et plus généralement comprendre qui était véritablement son père. Nous découvrirons donc des fragments de ces moments tout sauf anodins, captés par instants à travers les images vidéo filmées à l’époque. Des moments de complicité, de réels dialogue entre un père trop jeune et sa fille à un moment charnière, à la lisière de l’adolescence, mais également un nuage plus sombre planant sans cesse au-dessus de ce qui ne serait ailleurs qu’un joli dépliant touristique anodin. Car en tant que film largement inspiré de souvenirs personnels, il ne s’agit pas de jouer à mon père, ce héros, mais bien de décrypter par un langage purement visuel et sensoriel, qui pouvait bien être cet Homme, par le prisme du regard postérieur d’une jeune femme ayant la sensation d’avoir vu son père couler sans s’en rendre compte, alors qu’elle n’était qu’une jeune fille vivant des vacances innocentes.

Il est rare de nos jours de pouvoir vivre au cinéma des moments ouvertement anti spectaculaires, ne cherchant à aucun moment une dramatisation inutile, la mise en scène laissant ces instants exister en eux-mêmes, faisant confiance au potentiel dramatique et visuel de ce qui ne doit ressembler sur le papier qu’à des instantanés peu à même de résonner pour quelque personne extérieure que ce soit. Tout le talent de Charlotte Wells se situe là, dans cette compréhension du langage cinématographique et cette façon de faire exister ces instants via le montage, les enchaînements de plans faisant naître le sens et l’émotion, mais également les cadres en eux-mêmes, jouant à la fois sur des images symboliques (l’eau revenant sans cesse et pouvant donc être analysée de bien des façons), très esthétiques, et en même tempe très immédiates dans ce qu’elles peuvent transmettre comme idées au spectateur qui va immédiatement se les approprier pour les remodeler à l’image de ses propres souvenirs. C’est toute la force de ce film que de faire confiance à la capacité de chacun à s’immerger dans des images qui par leur enchaînement vont faire naître des émotions personnelles, sans que rien d’à priori exceptionnel de se déroule à l’écran.

On ne peut parler du film en se contentant d’évoquer des scènes isolées, et le pire que l’on pourrait faire pour en faire la promotion serait de décontextualiser des plans jolis pour les placarder comme cautions de la beauté de l’œuvre. Car s’il est certes joli de contempler ces moments suspendus autour de la piscine et d’admirer cette langueur mélancolique, il serait dommageable de ne réduire le film qu’à cet aspect qui en lui-même ne constituerait qu’un bel emballage publicitaire. La force du film est d’être pensé réellement en tant qu’objet cinématographique où cette joliesse d’apparence dit quelque chose et cache à l’intérieur des éléments beaucoup plus sombres que le spectateur impliqué émotionnellement devra déchiffrer.

C’est donc par fragments que le film va avancer, à tâtons, et en même temps de façon très sûre en terme de structure, pour se diriger vers son point culminant, suite de séquences lourdes de sens où l’armure va se fendre, en silence, pour laisser exploser une souffrance intérieure vécue par un œil extérieur de façon destructrice. Que ce soit lors d’une scène de karaoké qui « dégénère », ou un fondu enchaîné absolument terrible où pour la première fois du film, on a l’impression de toucher du doigt ce qui agite le personnage du père, jusqu’à cette ultime danse sur fond de Bowie, menant à un au revoir d’une puissance évocatrice déchirante, pour finir sur une dernière apparition mentale libre d’interprétations multiples, on peut dire que la jeune cinéaste aura pris le taureau par les cornes pour faire de ce premier film une œuvre à part entière. Il est inutile de redire à quel point sa direction d’acteurs est phénoménale, laissant par des regards lourds de sens tout dire de cette impossibilité à exprimer ce qui nous agite intérieurement, cette souffrance existentielle que rien ni personne ne peut apaiser. Certaines pistes seront laissées là aussi à l’interprétation du spectateur, mais le mystère de cette dislocation mentale restera entier. Et là encore, la mise en scène réussira quelques prouesses de cadre et de montage pour exprimer visuellement cette sensation d’évaporation.

Rien d’intellectuel dans le film, il s’agit d’une histoire simple dans la façon dont elle est racontée mais terriblement complexe dans les sentiments humains contradictoires qu’elle charrie, ne demandant qu’à être vécue de manière émotionnelle et physique, par ces longs plans enveloppants, cette lenteur maîtrisée et ces instants à la fois beaux, magiques et tragiques. Car il ne s’agit au final de rien d’autre que le besoin désespéré d’une jeune femme s’étant construit une vie tant bien que mal, voulant à tout prix serrer son père dans ses bras une ultime fois, pour lui dire qu’elle entend sa souffrance, qu’il n’est plus seul et peut la partager. Pour ne pas en rester à cet ultime été fantomatique laissant comme souvenir un air d’éternité, d’une incandescente mélancolie.

micktaylor78

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