Attention, ce texte dévoile quelques moments clés du film !


"Il ne faut pas tout montrer, car si l’on montre tout, il n’y a plus d’art. L’art c’est la suggestion. [...] Il faut montrer le moins possible et peu à peu laisser le spectateur deviner, ou plutôt espérer deviner. Nous vivons dans le mystère. Ce mystère doit se retrouver sur l’écran.” Voilà comment le cinéaste Robert Bresson décrivait sa démarche de réalisateur et justifiait le dénuement formel qui caractérisait chacun de ses films. Ces quelques mots, simples et précieux, trouvent un nouvel écho à la vision d’Aftersun, le premier long-métrage de Charlotte Wells, sorti en début d’année et sur lequel j'avais très, très envie de revenir.


Aftersun prend place dans les années 90 et nous raconte le quotidien de Sophie, onze ans, et Calum, son jeune père, alors qu’ils passent une semaine de vacances en Turquie. Un synopsis tout à fait ordinaire, qui annonçait une chronique estivale comme le cinéma indépendant en offre plusieurs chaque année, dont l’intérêt était à l’origine cristallisé par la présence de Paul Mescal, l’acteur remarquable de The Lost Daughter et de la série Normal People . Pourtant, à sa sortie, le long-métrage a pris tout le monde au dépourvu et a rapidement acquis une aura particulière auprès du public. Mais alors, comment Charlotte Wells a-t-elle pu transcender un postulat aussi banal pour nous livrer un tel bijou ?


Il faut ainsi revenir à l’origine du film : Charlotte Wells a eu l’idée d’Aftersun en retrouvant une photo d’elle-même et son père en Espagne, alors qu’elle n’avait que cinq ans. Ce rapport trouble à la mémoire et au passé, réinvesti par l’entremise d’une image - une photo dans la vie de la réalisatrice, un caméscope dans la fiction - sera à l’origine des plus belles idées du film ainsi que de sa force émotionnelle. Lorsque Sophie, adulte et mère dans quelques scènes, replonge dans les images-vidéos d’un père que l’on devine absent, c’est tout d’abord pour se remémorer son affection et se plonger dans la mélancolie, amplifiée par l’aspect granuleux du caméscope qui capture l’essence du souvenir. Dans un premier temps, le film prend le pouls de l’impact des nouvelles images et nous rappelle à quel point la vidéo prend une place de plus en plus importante dans nos rituels de deuil, devenant des sortes de sépultures numériques.


Pourtant, à force de réinvestir ces images, quelque chose cloche. Aftersun n’est pas qu’un film sur le deuil, c’est un film sur le mystère. Le long-métrage dépasse rapidement la simple description du chagrin et de la nostalgie pour toucher à quelque chose de plus existentiel. L’absence de tension narrative - la réalisatrice a expliqué avoir retiré la plupart des conflits - ainsi que le rythme flottant donnent la clé de voûte du film : il s’agit moins de raconter des vacances que d’en restituer un portrait fragmenté et subjectif, comme un puzzle dépourvu d’une pièce matricielle.


Progressivement, une douleur sourde investit la mise en scène. Les scènes les plus dérisoires se voient ainsi contaminées par un étrange chagrin, donnant à ces vacances un parfum de testament. D’image en image, de scène en scène, c’est le mal-être de Calum, le jeune père, qui transparaît doucement, à l’insu de Sophie, trop jeune. Et c’est là qu’Aftersun frappe fort. De l'affliction de Calum, nous ne verrons rien, ou presque : un corps filmé de dos secoué par des larmes, une déambulation nocturne qui ressemble à un cauchemar, un regard trop brumeux pour que s’y dessine un avenir sain…Et c’est tout. L'interprétation subtile de Paul Mescal, tout en fausse insouciance et en fissures internes, ajoute beaucoup à la fragilité de ce personnage opaque.


Aftersun déploie ainsi toute une esthétique de la périphérie et du contour, préférant longer les bordures du gouffre plutôt que d’y plonger le regard. La démarche est si fine qu’il n’est pas étonnant que certains spectateurs soient sortis du long-métrage frustrés, ayant l’impression d’avoir assisté à un récit anecdotique. Aftersun est une œuvre qui montre peu mais qui dit beaucoup, un véritable exercice d’équilibriste, tel Calum lorsqu’il se suspend sur la rambarde du balcon, avec une instabilité trop prégnante pour ne pas être significative. Est-il devenu père trop jeune ? A-t-il des problèmes d’argent ? S’est-il jamais remis du divorce ? Oui. Non. Comme Sophie, nous ne le saurons jamais et devrons nous contenter de ces ébauches de réponse. Dans Aftersun, il n’y a pas de révélation : il n’y a que des indices.


Pour Sophie, l’image-vidéo n’est pas qu’un pèlerinage émotionnel, elle devient une quête sans fin, une impossible recherche de la vérité. Sophie était là, elle s’en souvient, la caméra a presque tout capturé: et pourtant, son père demeure une énigme. Lorsque le film touche à sa fin, que la mémoire s’arrête sur cette dernière danse bouleversante où se juxtaposent les remembrances et les images fantasmatiques, lorsque Sophie adulte tente de rallier enfin son père, le film nous bouleverse dans ces élans contradictoires, dans cette double-tension entre la tendresse du souvenir et l’inaccessibilité de l’autre. La musique s’emballe, Sophie s’approche de Calum, elle le serre dans ses bras, ils ont tant de choses à partager…Jusqu’à ce que la mécanique se grippe : la musique ralentit puis s’arrête. C’est la fin du film. On retrouve Sophie dans son appartement. Elle a encore regardé cette vidéo, peut-être pour la centième fois, et elle demeure là, hagarde et esseulée, sans réponse, face à un Calum fantomatique qui ferme le caméscope et disparaît dans les limbes En filigrane, se dessine un autre mal-être, presque éludé par le film mais pourtant névralgique : celle d'une adulte qui s'est édifiée sur la béance. Les années passent, les parents disparaissent et plus tard, le chagrin aussi : seul subsiste le mystère.


Critique à lire sur : https://www.surimpressions.be/post/le-myst%C3%A8re-aftersun

Newt_
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le 24 oct. 2023

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