« Agent X27 » constitue la troisième collaboration de Josef von Sternberg et sa grande star, Marlene Dietrich, après les réussites de « L’Ange Bleu » et de « Morocco ». Le cadre choisi pour cette œuvre est le conflit russo-autrichien durant la première guerre mondiale, sous, comme de juste, son plus intéressant aspect : les agissements des soldats de l’ombre.


Dans la grisaille éthérée d’une Vienne paralysée par la lutte face aux forces russes, un colonel attiré par un attroupement de badauds y aperçoit une femme, qui, de sa seule présence, éclipse toutes les autres. Contrairement à beaucoup d’autres, elle ne craint ni la vie, ni la mort, annonce-t-elle d’un ton solennel, alors que l’on écarte le cadavre d’un homme qui a préféré mettre fin à ses jours.


Après l’avoir mise à l’épreuve, mouché par l’habileté de la belle, le colonel lui propose une vie de danger et d’aventure au service de son pays : un poste clé dans le renseignement autrichien, le fer de lance de la stratégie militaire de l’empire.


Devenue espionne – et l’une des plus douées – notre fière viennoise enchaîne les missions les plus périlleuses avec un succès qui ne démentit pas. Bien vite, elle trouve toutefois un adversaire à sa hauteur en la personne du Colonel Kranau, l’as des services secrets adverses…


Comme de juste dans un film de Josef von Sternberg, l’histoire importe moins que son cadre et que ses personnages. Après un séjour à Berlin et un détour par les sables chauds du Maroc, le réalisateur situe cette fois-ci son intrigue lors du conflit russo-autrichien de la première guerre mondiale. L’univers, celui des agents secrets est – on s’en doute – bien loin des récits très documentés et ultra-réalistes d’un Le Carré ou d’un Clancy. On se rapprocherait plutôt de Flemming et de sa vision aussi romantique et glamour que fantaisiste de l’espionnage.


Ceci constitue un cadre idéal pour von Sternberg, qui s’approprie les conventions du genre pour les adapter à son univers romanesque, mélancolique et presqu’éthéré. Son style sombre, parfois désabusé, mais toujours mâtiné d’une pointe de fantastique, fait merveille ici, épousant parfaitement l’image fantasmée que l’on associe bien souvent au monde des soldats de l’ombre.


Sa patte caractéristique, une photographie en noir et blanc somptueuse, se pare ici d’ornements supplémentaires visant à nourrir cette ambiance si spéciale. Outre des effets de brume et de fumée qui renforcent le côté flou et trompeur – presqu’illusoire – de cette histoire, von Sternberg accorde ici un soin tout particulier à ses transitions. L’on passe donc souvent (presque trop) d’une scène à l’autre par une sorte de fondu, où l’ancienne image s’estompe peu à peu, révélant la nouvelle par transparence mais demeurant visible quelques instants en surimpression. Couplées à un rythme volontairement lent, elles donnent un caractère contemplatif, languissant, à l’histoire qui se déroule.


Force est de constater que von Sternberg est un réalisateur de talent – probablement l’un des metteurs en scène les plus originaux et brillants de l’histoire d’Hollywood – qui se révèle ici un directeur d’acteurs stupéfiant. Gary Cooper, star de son film précédent, « Morocco », avait refusé de jouer dans « Agent X27 ». Qu’à cela ne tienne, von Sternberg engage Victor McLaglen, et, par la magie du cinéma, en fait un sosie impressionnant, quoique fatalement imparfait, de Cooper. Aussi bien physiquement que dans ses manières, la ressemblance est frappante, et l’on imagine avec une pointe de regret les hauteurs qu’aurait pu atteindre le film si von Sternberg s’était assuré de la collaboration du cow-boy.


Evidemment, chez von Sternberg dans les années 30, la star du film, c’est Marlene Dietrich. Comme toujours sublimée par la maîtrise photographique incroyable de son mentor, Marlene a rarement été aussi belle que dans « X27 ». Pour une fois, elle ne pousse pas la chansonnette (ce qui est bien dommage), mais interprète l’un de ses personnages les plus intéressants de sa carrière. Veuve de guerre, femme éprise de liberté et d’aventure, elle suit son cœur et ses instincts, refusant de se plier à quelque carcan que ce soit. Elle joue à merveille ce personnage de femme forte, indépendante et finalement, simplement amoureuse, qui constitue un exemple d’héroïne de l’ombre fascinante et tragique. Marlene instille au personnage la dose parfaite d’assurance séductrice glaciale et de fragilité, rendant possible, et crédible, toutes les parties du film, jusqu’à ce final plein d’émotion. L’histoire veut que le succès du film ait précipité la réalisation de « Mata Hari » par la MGM avec Garbo, prétendument rivale de Dietrich…


Le film cristallise tout ce qui fait la richesse et l’intérêt des œuvres du duo von Sternberg/Dietrich : les aventures aux accents de mélancolie de personnages romanesques et désabusés dans une Europe idéalisée et fantasmée, sous une photographie élégante. Il en présente aussi, malheureusement, tous les défauts habituels. En effet, si von Sternberg est un génie de la mise en scène et un très bon directeur d’acteurs, il n’a, en revanche, rien d’un grand conteur d’histoire. Celle-ci est donc condamnée à demeurer à l’arrière-plan, ce qui s’avère préjudiciable au succès du film lorsque les débuts de celui-ci sont très prometteurs à cet égard (comme c’est le cas ici). Il y a également – parfois – des soucis de rythme, que l’on retrouve dans d’autres de ses films, tels « Shanghai Express ».


Au final, des sept films que Josef von Sternberg et Marlene Dietrich ont tourné ensemble, aucun ne s’est véritablement imposé comme un chef d’œuvre. Cela dit, ils sont tous intéressants, variés, et, à leur façon, apportent leur pièce à un ensemble qui restera dans l’histoire comme l’une des plus passionnantes collaborations entre un cinéaste et un comédien. Scorse eut De Niro, Ford travailla avec Wayne, von Sternberg sublima, et fut transcendé, par Dietrich.
Pour moi, « X27 » constitue également l’ultime étape de ce beau voyage que ce couple des années 30 m’a offert. Une odyssée cinématographique puissante, fascinante et souvent émouvante, à laquelle il est temps de me résoudre, non sans une certaine tristesse, à accoler le mot "fin".

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le 7 sept. 2015

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Aramis

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