Alice dans les villes a ce charme des films dont les «riens» forment un «tout». Comme son personnage principal, jeune allemand solitaire et un brin désabusé dont la seule arme contre un vide existentiel latent demeure l'appareil photo dont il s'est muni pour donner du sens aux choses, Wim Wenders capte à l'envolée des instants fugaces, des bribes de vies d'un voyage des Etats-Unis aux confins de l'Europe, passant par la Hollande et l'Allemagne.


Philip, tel que nommé le héros du périple, quitte une Amérique dans laquelle il a erré seul, pour son continent natal en compagnie d'une petite fille solaire et bavarde. Contre l'horizon d'un pays laissant augurer d'un espoir aussi vaste que les paysages qui le parcourent (l'american dream) – et sur lesquels il est censé écrire – Philip troque un retour maussade à ses origines, qu'il semblerait préférer fuir qu'embrasser à nouveau. A sa personnalité lunaire, mélancolique et presque mutique s'oppose celle d'Alice – dont le nom-même renvoie à l’héroïne de l’œuvre de Lewis Carroll, au récit initiatique similaire –, fillette de neuf ans dont la communicabilité semble intarissable.


Alice dans les villes pourrait se construire sur une certaine binarité constante et languissante dont le point d'orgue serait la recherche d'un bonheur à priori inaccessible : comme dit dans le film, si Philip aime autant photographier ce qu'il perçoit, quasi-obsessionnellement, c'est pour mieux en saisir la réalité, comme on coucherait sur le papier la description la plus juste possible de ses sentiments avant qu'ils ne tombent en désuétude, pour les rendre plus palpables. Une fois seul avec Alice ; enfant momentanément abandonnée par une mère somme toute dépassée ; Philip ne voit plus par l'intermédiaire de son polaroid mais vit, intrinsèquement conscient qu'il existe, sans avoir à s'en persuader, en-dehors de cette espèce de sensation de dépersonnalisation qui le caractérise au début du film.


C'est l'enfant qui lui redonne vie. Bien qu'on ait un étrange sentiment d'irréalité et de déréalisation tout au long du film – suffit de voir la trame principale un peu loufoque et improbable – l'ensemble parvient à devenir infiniment touchant. Comme dans Paris, Texas, Wenders fait de son road-movie un summum de contemplation, à la lisière du rêve, et qui semble à la fois complètement décalé par rapport à sa réalité et parfaitement impliquée dans celle-ci. Ce sont les brefs instants du quotidien qui hantent le film – les innombrables pauses repas, les discussions entre les deux personnages – qui lui donnent toute sa force à la fois poétique et réaliste.


Poétique, car le road-trip entrepris dans le film invite au voyage (physique comme mental) et à l'élargissement des horizons, nous persuadant que ce sont eux qui sont formateurs, laissant aller notre cœur aux aléas de la route ; et réaliste, tant face à cette douceur des émotions s'impose un vide grandissant, celui d'une banalité froide que le personnage principal semble fuir plus que tout, et qui le guette aux coins des rues.


Mais c'est l'espoir, évoqué par l'infinité de la route et du voyage (qu'on ne voit jamais se terminer), qui demeure au bout des comptes, aux bords des yeux, car liberté mentale et physique ne sont jamais aussi réelles que lorsqu'elles s'épanouissent ensemble.


Premier plan, celui d'un avion, le regard élancé vers le ciel.
Dernier plan, celui d'un train qui file vers le lointain, vers un avenir qui parle au présent.
Il avait la tête dans les nuages, il a désormais les pieds sur terre.

Lehane
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le 14 janv. 2016

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Lehane

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