Contrairement à ce qui peut se faire du côté Anglo-saxon, le cinéma tricolore est généralement peu enclin à aborder les traumatismes récents du pays. Par crainte de l'impudeur, sans doute, on préfère bien souvent attendre que le temps ait fait son œuvre avant de porter un regard sur nos propres cicatrices. Avec Amanda, Mikhaël Hers tend à nous prouver le contraire et de jolie manière, puisqu'il parvient à évoquer les attentats parisiens de novembre 2015 sans tomber dans le piège de la complaisance, du pathos et du racolage émotionnel. Il réussit, autrement dit, là où des cinéastes comme Greengrass et Poppe ont échoué récemment (avec les pénibles 22 July et Utøya 22. juli), en sondant les traumas les plus vivaces avec finesse et justesse.


Il faut dire que, contrairement aux cinéastes précités, il s'intéresse moins aux événements eux-mêmes qu'à leur souvenir brûlant. Ça peut paraître anodin, mais c'est ce qui fait toute la différence. Ainsi, plutôt que de se lancer dans un périlleux exercice de reconstitution ou d'explication, il pointe sa caméra sur les survivants et s'intéresse à la possibilité du deuil, à la reconquête de la vie sur une terre labourée par la mort.


Une mort qui est toutefois regardée en face, sans détour et sans fausse pudeur. C'est sur le plan-là, aussi, que Amanda nous surprend agréablement : Hers assume pleinement la dimension dramatique de son sujet, et filme tout, les larmes, la douleur comme le sang. Seulement, il ne s'y attarde pas, et ne réserve à l'ignominie que de rares fulgurances : en une poignée de plans, il nous suggère l'horreur, la découverte du massacre dans un parc, l'attente hagard du survivant aux urgences... mais si la tragédie est ainsi présente, filmée avec une retenue des plus salutaires, l'essentiel du propos sera réservé à une violence bien plus intime et sournoise, celle qui touche ceux qui restent et qui doivent composer avec la perte et l'absence.


C'est justement en creusant la question de l'absence, comme il a pu le faire précédemment avec Ce sentiment de l'été, qu'il aborde la thématique du deuil : faire son deuil, d'une certaine façon, cela revient à combler ce vide abyssal qui s'impose soudainement à vous afin de ne pas y sombrer...


Ainsi la première partie du film, qui se passe avant la survenue du drame, nous montre des personnages qui ont déjà su se réinventer pour surmonter un deuil ancien, pour compenser l'absence d'une mère, d'un père ou d'un mari. On peut éventuellement pester contre ce scénario qui semble inutilement insistant mais reconnaissons que la mise en scène de Hers explicite plutôt judicieusement son propos : on comprend rapidement, au gré de leurs péripéties quotidiennes, que David et sa sœur Sandrine ont pu surmonter leur solitude grâce au lien qui les unis : Sandrine devient parfois une mère de substitution pour ce jeune frère qui n'est pas encore totalement sorti de l'adolescence, de même David joue au père en s'occupant régulièrement de sa nièce, Amanda. Mais plus que tout, et le préambule l'illustre parfaitement, c'est bien la présence de l'espoir qui témoigne de la résolution du deuil : plutôt que de se morfondre sur leur passé, ils vivent au présent et pensent à l'avenir (projet de vacances, nouvelle vie affective, etc.). Et c'est bien l'espoir, d'une vie nouvelle ou d'un futur possible, que l'attentat va retirer à David et Amanda, en plus d'une sœur ou d'une mère.


Mais avant de la faire survenir à l'écran, cette note d'espoir qui vous donne foi en la vie, Mikhaël Hers nous laisse entrapercevoir la nature complexe du deuil en jouant habilement sur les ruptures de ton et les ellipses : en faisant résonner la colère lors d'une saynète anodine, à la suite de la disparition d'un objet qui renvoie à la disparition physique de la mère, il nous permet alors d'entendre une tristesse tue jusqu'alors ; en isolant soudainement un personnage, grâce à une ellipse temporelle ou en le filmant derrière une vitre, il nous laisse voir la détresse ou la douleur sur son visage... même si la démarche de Hers n'est pas exempte de maladresse (passages musicaux insistant, comédien qui force parfois leur jeu..), il réussit néanmoins à évoquer avec beaucoup de justesse la lente et difficile réadaptation des êtres.


Et il y parvient d'autant mieux qu'il a l'intelligence de mettre en parallèle la reconstruction de l'individu avec celle de la ville. Paris, touchée elle aussi en plein cœur par les attentats, devient le miroir sur lequel se reflète pudiquement le drame intime des personnages : le vide qui se fait dans la rue renvoie à celui qui envahit le cœur de David ; la porte cadenassée du parc évoque un lien qui est dorénavant coupé ; la présence de militaires armés en arrière-plan nous rappelle insidieusement que plus rien ne sera comme avant...


Ainsi, symboliquement, en filmant la réappropriation de l'espace urbain, ou plus précisément des « lieux de vie », Hers retrace avec finesse des personnages qui se réapproprient enfin leur existence : les balades en vélo, qu'Amanda effectue avec son oncle, se substituent dorénavant aux rituels maternels (le Paris-Brest, etc.), et viennent prouver la présence de nouveaux liens affectifs ; de même, la visite des lieux rappelant la perte de l'être aimé (le parc où Sandrine est morte, la ville de Londres où réside la mère ou grand-mère « disparue »...) suggèrent l'idée d'une vie qui s'écrit différemment, en pensant moins au passé qu'à l'avenir. En donnant toute sa place à la beauté sereine du cadre naturel, à la manière d'un Renoir en son temps, filmant les couleurs vives et la lumière douce, en nous laissant entendre le bruissement apaisant du vent dans les branches, il parvient à exprimer avec une certaine poésie cette vie qui s'anime et qui reprend ses droits sur la mort. Il parvient ainsi habilement à atténuer la gravité du propos par une esthétique légère et délicate (grain de l'image, recours au 16 mm...).


La plus belle réussite du film réside d'ailleurs sur ce point, sur cette capacité à être extrêmement réaliste, n'escamotant ni la gravité du sujet ni la difficulté à faire son deuil, sans tomber toutefois dans le misérabilisme ou le pur mélodrame. Une réussite possible notamment grâce à une caméra qui sait épouser avec juste mesure le regard de l'enfant. Ainsi, au cours du récit, Amanda nous donne l'impression de dominer les événements, contrairement à son jeune oncle qui semble bien souvent dépassé. Seulement, ce détachement apparent est moins un signe de maturité que le symptôme de son mal-être. Un mal-être qui ne s'exprime pas directement, mais qui se comprend à travers la célèbre expression : « Elvis has left the building». Comme les fans d'Elvis, Amanda a perdu son idole et, par la même occasion, tout espoir en la vie. Sa guérison progressive est joliment suggérée par cette séquence finale, à Wimbledon, où le sourire fleuri au fur et à mesure que le joueur malmené rattrape son retard, restant ainsi en vie dans le tournoi. Lorsque le tableau d'affichage montre un score de parité, l'espoir renaît : un nouveau match commence !


(7.5)

Procol-Harum
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le 19 oct. 2022

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